En attendant l’imminent Guarapero/Lost Blues Vol. 2, môssieur Will Oldham sait être généreux et nous faire patienter en la bien agréable compagnie de ce Ode music, un assemblage de pièces exclusivement instrumentales (le petit prince de la country appelle cela de la « silent music »). Au passage, pour ceux que la voix fébrile et quelque peu chevrotante de Will Oldham a toujours agacé, c’est peut-être l’occasion ou jamais de s’y mettre ! Il s’agit pour la circonstance de morceaux étonnamment épurés, que le petit « Prince » a composés pour un court métrage de la cinéaste Kelly Reichardt, baptisé Ode et sur lequel nous n’avons malheureusement aucune information. A dire vrai, ce n’est pas la première fois que Will Oldham se colle à ce genre d’exercice. On se souvient du magnifique Songs put together for the broken giant en 1997, mais aussi de son unique mais remarquée contribution, Ebb’s folly, aux côtés de Jim O’Rourke sur Dutch Harbor au sein du Boxhead Ensemble la même année. Plus récemment encore, on pense à What’s wrong with a zoo? sur la BO du film Quelque chose d’organique en 1998.

Pourtant, et ce en dépit d’un petit club de paires d’oreilles (dont les nôtres, avouons-le!) religieusement acquises à la cause du p’tit père, la surprise est au rendez-vous : la magie noire opère une fois encore. Rétrospectivement, en effet, il fallait bien admettre que, de There is no-one what will take care of you en 1993 à I see a darkness en 1999, Will Oldham avait tranquillement mené son bonhomme de chemin dans le sens d’une palette de sons globalement plus riche, plus électrique même (quoique tout ce petit monde restait franchement cafardeux). Vous me rétorquerez que c’est aller bien vite en besogne et faire un sort injuste aux quelques perles plus dépouillées dont le songwriter nous a gratifiées continûment entre ses albums (Western music, Patience, pour n’en citer que quelques-unes, offertes entre Joya et I see a darkness). Soit, soit, soyons pointilleux. N’empêche qu’Ode music sonne très mal en point : l’aridité des morceaux créerait presque des craquelures sur le CD !

Mais ce qui est particulièrement frappant dans ces dix morceaux (qu’il n’a pas même pris la peine de nommer: Ode #1, Ode #2, Ode #1a, etc.), c’est la manière dont ils actualisent cette antinomie naturellement rédhibitoire pour le commun des mortels (et notamment pour l’écrasante majorité d’entre nous qui n’avons pas le talent de ce piètre acteur reconverti en musicien de génie), antinomie entre la splendeur systématique de la fin et la médiocrité des moyens : technique approximative, enregistrement lo-fi, voix tordue, paroles parfois crues et salaces, etc. Contradiction qui n’en a même jamais été une pour ce diablotin à la voix d’angelot, puisque, depuis ses débuts, sa musique procède de la même tension positive entre un dénuement de moyens et un trop-plein de sincérité (et d’idées) : nul besoin de se planquer derrière un orchestre à cordes pour pallier les carences de son jeu et de son chant, nulle envie de fuir, ni de se foutre à poil pour dire de se foutre à poil. Juste être là.

Ode music met donc encore nettement en exergue cette démarche : Will Oldham pourrait jouer avec des gants de boxe, sur ce qui reste d’une vieille guitare à deux balles, en faisant le poirier, cinq vodkas dans le ventre, qu’on ne serait pas trop surpris et qu’on serait encore à frissonner comme des gamins. Ode music, ce sont en fait cinq morceaux différents, livrés dans des interprétations différentes (les #a et #b sont des quasi-démos, des versions dépouillées de leurs seuls apparats initiaux, c’est-à-dire basse et orgue, c’est dire le luxe !). On y croise une guitare rugueuse, dont on n’a visiblement pas cherché à changer les cordes depuis des lustres (surtout la mi, la et ré dans les graves), une basse qui clopine sur deux notes (quand on daigne faire appel à elle), un orgue Bontempi qui bricole de temps à autre dans le fond, le souffle du deux-pistes, la respiration et les murmures de Will Oldham, des prises ratées, des mélodies toutes fripées et mal foutues, coupées souvent avant la fin (pour entendre tout ça, faites brailler la chaîne, ou écoutez au casque). Y a pas à dire, on est bien loin de la production bien léchée comme il fallait de l’album de Pullman !

On part ainsi, les sens à l’affût du moindre stimulus, dans des ambiances d’abord menaçantes où les arpèges semblent obstinément butter contre une porte invisible, les obligeant à faire du surplace jusqu’à ce qu’une petite mélodie aiguè trouve une autre sortie : Ode #1, #1a et #1b. Ainsi livrés à nous-mêmes, on continue notre petit périple dans les terres du prince Oldham : plus en verve, les guitares se font plus badines et légères sur Ode #2 et #2a. Mais les ambiances crépusculaires reviennent au galop : noyées dans des nappes d’orgue (Ode #3), les instruments deviennent réellement contemplatifs et mélancoliques avec Ode #4 (à notre sens, un authentique petit chef-d’œuvre de tristesse, y compris sa variante #a) dont le petit orgue, suspendu dans les aigus et soutenu par une spirale d’arpèges boiteux et enlacés les uns dans les autres, fait inévitablement penser au morceau éponyme du Bad timing de Jim O’Rourke (le troisième morceau). A ce moment, on se demandera, l’esprit transporté par tant de beauté térébrante et décharnée, ce que peut bien se dire le couple peint par Todd Haynes sur la couverture du disque.
En fait, lorsque je disais qu’Ode music était l’occasion d’accrocher à la musique de Will Oldham, puisque la principale pomme de discorde entre pro et anti-Palace a ici disparu (la voix), c’était évidemment une feinte : bien sûr que ce qui agaçait déjà agacera encore, que ce qui fascinait déjà fascine encore ici. Avec ou sans voix, Oldham restera pour les uns un demi-dieu, pour les autres une demi-merde, mais sûrement pas quelqu’un noyé dans l’entre-deux sans nom des éternels anonymes.