Combien étions-nous au cœur de la défunte Villa, The club de jazz le plus hype, à la programmation prestigieuse pour écouter, il y a bientôt dix ans déjà, Von Freeman lors de sa première (deuxième peut-être) venue en France ? Pourtant, la carrière de ce ténor méconnu, à la sonorité unique avait déjà démarré cinquante ans plus tôt. Né en 1922, on dit qu’il a commencé à pianoter à 2 ans, à souffloter à 7. Par la suite, il a joué avec Dizzy, Bird, Lester Young, Sun Ra et Andrew Hill au sein de l’orchestre mené par son frère George, guitariste. Alors, pourquoi un type aussi bon est-il resté à ce point inconnu ? Aussi peu sollicité ? C’est justement ce qui rend le personnage particulièrement sympathique : Von n’est pas affublé d’une haleine épouvantable ou pire d’idées vraiment à la con, deux motifs parmi d’autres susceptibles de vous plomber. Non, la vérité, c’est que Von est un Chicagoan pur et dur qui n’a pas voulu quitter le coin, genre « Si vous cherchez à m’écouter, vous savez où me trouver ! »

C’est avec le même flegme que Von franchit les portes d’un studio (de New York) pour enregistrer à 50 ans son premier disque, Doin’it right now pour une séance Atlantic rééditée aujourd’hui par Koch Jazz, et faire l’offrande à quelques-uns de cette sonorité particulière, voilée et un peu chevrotante : un son, ample, puissant et clair qui rappelle Stan Getz, Art Pepper mais aussi Booker Ervin, au service de ballades magnifiques, de phrases parfois terriblement efficaces, biscornues et pleines d’accents, de blagues musicales. Et quel premier disque ! Produit par RRK, alias Rashian Roland Kirk, qui, semble-t-il, a dû insister, et accompagné d’une rythmique qui joue terrible (John Young au piano, Sam Jones à la basse et, et, et Jimmy Cobb, ouizz : « le » batteur de Wynton Kelly) dont on retiendra surtout la leçon de groove de Sam Jones. Les thèmes, que du solide 4/4 et du blues, servis sur un plateau par cette locomotive rythmique, pourraient tous être des standards, sauf Sweet and lovely qui l’est déjà. The First time ever I saw your face est une ballade pleine de justesse, comme le sexy Lost in a fog. Doin’it right now crée un feeling unique sur un rythme qui démarre en afro-latin. L’excellent Portrait of John Young nous dépeint l’ami pianiste comme un Dracula rigolo (passez ce morceau en n’écoutant que la basse et découvrez la lévitation !). La perle de l’album reste White sand, qui démarre en parodie du tube joué quelques temps plus tôt en bossa par Stan Getz, Night and day pour finir en opus free.

Du haut d’une carrière discographique qui se résume à peu près à 10 albums longtemps introuvables de ce côté-ci de l’Atlantique, Von Freeman nous contemple, comme sur la photo de l’album où il pose rigolard, en marcel et pantalon de costard sur fond d’arrière-salle de resto de troisième zone ou d’immeuble incendié (les deux peut-être), l’air de dire « A quoi bons s’prendre la tête les gars ! » C’est pas nous qui allons lui donner tort.