La musique électronique est une jungle. Chaque mois, un label, une humeur ou un mucus formel grossissent sur un coin de trottoir, chaque semaine un micro-genre en pousse un autre dans les orties, chaque jour un site spécialisé émergé en une soirée invente une nouvelle manière de s’extasier. A penser aux cris d’exhortation qu’inspiraient le nu-disco, la fidget ou le revival deep house il y a quelques mois, on frémit d’embarras. Et sans même évoquer la musique, on a déjà de la peine pour ces manifestations de hype virales – émergentes ou consacrées – que sont James Blake, Odd Future ou Oneohtrix Point Never, A Londres, c’est encore pire : il ne se passe pas une heure sans qu’une icône soit scarifiée sur l’autel de la hardiesse et de l’innovation. Parlez-en aux Mcs du Grime ou à ces vieux jeunes que sont Skream, Benga ou Rusko (certes pourvoyeurs de tentatives commerciales impardonnables et d’albums absolument médiocres) ou l’énorme consensus Burial : la deuxième génération du dubstep a beau infuser jusqu’au mainstream américain (voir le Me N my de Eve, piqué à Benga, ou les prods à venir de Rusko pour Britney Spears et Rihanna), elle a depuis des lustres déserté le champ de bataille de la créativité… De fait, c’est le vocable de dubstep même, certes contesté et controversé depuis le début par ses protagonistes mais finalement accepté par tous comme un terrain d’entente lexicologique indispensable pour leur ascension dans les charts, qui n’en finit plus d’éclater comme le coeur d’un atome esseulé… Au profit d’une myriade de vocables bâtards, adorablement abscons, dont certains échappés d’une époque bien plus ancestrale que la jungle elle-même (le fameux UK Garage sans cesse rabattu comme amont terminal de la dance londonienne) : 2-Step, UK Funky, post Bassline, post-Dubstep, Future Step, Breakstep, Speed Garage, Future Garage, etc. etc., ad libitum. Certains parlent en ce moment, comme à l’époque de la jungle finissante, de grand schisme pour le dubstep. Mais la vérité c’est que ce dernier n’a jamais été ni un genre ni une école : seulement un moment transitoire plus fort de la nébuleuse électronique londonienne, plus caractérisé et plus remarqué que les quinze vagues qui l’ont précédé et les quinze soubresauts qui ont pris sa suite.

Soutien indéfectible de cette révolution culturelle qui n’en finit plus de couper des têtes avec ses très utiles compilations-bilan (Box of dub, Steppa’s delight), le label Soul Jazz a toujours tourné autour du pot en favorisant les sous-titres et le flou polysémique de ses propres termes arc-en-ciel : Future dub hier, Future bass aujourd’hui, ce qui importe est moins de fixer (avec des mots, de l’emphase ou de l’analyse) des flux créatifs en perpétuelle circulation que de livrer de manière aussi brute que possible l’énergie captée dans l’air du temps et dans l’électricité du présent. Comprenez : compiler d’abord, réfléchir ensuite. Le sous-titre de ce nouveau volume ? « Future bass ! Post-dubstep, post-house, post everything ! » (appréciez la ponctuation délicieuse prévenue, comme un gros doigt aux râleurs de forum et aux puristes). De manière iconoclaste et presque ironique, ce recueil malin commence d’ailleurs avec un Ancien (Mala, moitié du duo Digital Mystikz avec Coki, également dans les parages) et un « étranger » à la scène, le glouton Four Tet, et des tracks respectifs qui, loin de la normalisation prévue, leur ressemblent totalement. Outre l’hégémonie indiscutée de la… basse, la seule cohérence de Future bass n’a d’ailleurs rien à voir avec les tempi (du très lent au très speed), les schémas de la syncope ou les détails des artefacts (une nappe futuriste par ici, un riff techno big room ou un breakbeat jungle old school par là) et tout avec l’humeur et la qualité des substances dans les tuyaux et les vases communicants. Tout ici est donc informe et fier de l’être : un écheveau de drop bass acidulée au milieu d’une tournerie à la Prince circa 1981 (Boss de Ginz), une resucée jerkée de Basic Channel (Talking shadows de V.I.V.E.K.), une douceur early Detroit revisitée façons tropiques, digital ragga ou 808 State – on ne sait plus très bien (Grape donut de Distal) et de l’electronica vaguement noircie de grosse basses subornées (Free to funk de Sub Version, décidément bien aimés des gens de Soul Jazz)… Surtout, un bon paquet du peloton contemporain de la bass music (on ne sait plus comment dire autrement, mais on dirait bien « drum and bass ») est présent : le prodige Ramadanman, en passe d’être sacré meilleur producteur de l’année, éclate tout avec un Bass drums simple et fatal comme son titre programmatique (dire c’est faire) ; Black Chow alias l’increvable Kevin Martin (The Bug, Techno Animal, The Sidewinder, King Midas Sound etc.) en duo avec Kiki Hitomi du très singulier duo digidub Dokkebi Q, livre un Air simple et urbain, magnifique ; et le passionnant Untold (Jack Dunning, boss de Hemlock), dont on attend par ici chaque maxi comme le messie, amène sa fameuse giboulée d’ondes carrées à une orgie inouïe et hyper sexy de funk rigoriste (« funk is what you don’t play, it’s the space between events », comme disait Atom Heart). En très bref et en attendant la date de péremption imminente (et la prochaine Box riddim, consacrée à « l’underground UK Funky »), cette compilation est si bonne qu’elle est apte à lancer des vocations.