Le Maître pointa le doigt deux fois, au fond de la classe. « Josh Davis, Lucas Mc Fadden, venez au tableau. Voyons si vous avez bien retenu vos leçons. Josh, qu’a-t-on appris à propos de la liberté du Dj ? » Le jeune garçon releva légèrement la tête que son bonnet de laine cachait à demi. Il n’avait pas l’habitude de parler. Il énonça d’une voix timide « Nous avons appris dans la leçon n°1 que l’imagination d’un Dj ne devait pas connaître de limites, pas même celles de l’évidence, ni a fortiori celles du copyright. C’est ainsi que, dans le Payoff mix, Double Dee et Steinski n’hésitent pas à glisser les Supremes, les scratches de Rock it et le Awopbopalopbamboom de Little Richards, en se foutant pas mal des droits d’auteur comme du snobisme du trainspotter. »

« C’est cela, fit le Maître. Et cette liberté, continua-t-il en se tournant vers Lucas, est-elle toujours au service de la danse ? » « Non ! s’exclama l’enfant, qui était plus volubile que son voisin, il peut faire danser les gens, c’est ce que fait le James Brown mix de Double Dee et Steinski que nous avons écouté lors de la Leçon n°2 ; mais il peut aussi raconter une histoire, en utilisant par exemple des sons venant de la radio ou de films ou de publicités, comme sur The History of hip-hop mix de Double Dee et Steinski… », « … que nous avons étudié lors de notre Leçon n°3 « , acheva le Maître, en se tournant vers Josh pour conclure « C’est très bien, mes enfants ! Vous pouvez maintenant regagner vos places. »

Ce soir-là, en s’endormant, Josh et Lucas rêvèrent qu’ils refaisaient les Leçons du Maître, seuls aux platines. Ce qu’ils firent effectivement, dix ans plus tard, en produisant chacun (sans s’être donné le mot) une Leçon n°4, que Lucas compléta ensuite d’une Leçon n°6 qui de la manière la plus improbable qui fût, fit entrer la table de classification de Mendeleiev dans la liste des gimmicks classiques du Djaying hip-hop.

Bien sûr, l’histoire ne s’est pas vraiment passée comme ça. Aucune école n’a encore inscrit la discipline du Maître à son programme, et ces leçons n°1, 2 et 3 qui auront tant marqué Dj Shadow et Cut Chemist (on les aura reconnus) n’ont jamais été enseignées dans aucune classe : elles ont été pressées en 1984, à un tirage plus que limité, sur un vinyle promo siglé des trois petits danseurs de Tommy Boy. Il s’agissait du résultat d’un concours de remix du alors récent Play that beat (Mr. Dj) de G.L.O.B.E. et WhizKid, emporté haut la main par deux nerds particulièrement habiles dans l’art du cut’n’paste de bandes magnétiques, Double Dee et Steinski. En trois parties organisées en un joyeux bordel de breaks, d’extraits de tubes ultra-classiques ou fraîchement émoulus des trottoirs du Bronx et de spoken words ludiques, nos deux lascars inventèrent une certaine forme de Djaying j’m’en-foutiste qui marqueront autant Coldcut et M/A/R/S/S hier que les Avalanches et les 2 Many Djs aujourd’hui. Pour ne rien dire des susmentionnés Shadow et Cut Chemist, à qui ces trois titres donnèrent plus d’une raison de se lancer dans l’aventure musicale, avec le succès que l’on sait.

Grâce à Star Child Recordings, ces classiques souterrains longtemps introuvables pourront désormais rejoindre votre discothèque, réunis de manière plus que cohérente avec les deux Lesson 4 (celle de Cut Chemist et celle de Dj Shadow), la fameuse Lesson 6 de Cut Chemist et trois titres live (un extrait du remarquable Live at the Future Primitive de ShortKut et Cut Chemist, onze minutes de Steinski en compagnie de ses deux jeunes émules, et 20 minutes de Dj Shadow « devant 10 000 spectateurs à un énorme festival musical français de 1999 »). Des leçons comme ça, ça donne envie de retourner à l’école…