« Manipulator / I use your telephone / To sneak inside your house / My finest friend / Manipulator » Alors que Jennifer Lawrence et ses copines hollywoodiennes découvrent les désagréments de la photo cochonne sur iCloud, le blondinet californien Ty Segall sort opportunément un nouvel album, intitulé Manipulator, album très électrique et plus ou moins conceptuel sur les « figures archétypales représentatives du contrôle : une rock- star, un politicien, un banquier, ton patron, qui font un mauvais usage du contrôle, de la manipulation… Mes chansons parlent souvent de paranoïa, de surveillance, voire du voyeurisme qui apparait dans la vie moderne. ». Les  différents personnages, The Singer, The Faker, Mister Main, Connection Man ou The Crawler, dessinent ainsi, comme des petits sketchs, le portrait éclaté d’une Amérique qui met son grand œil pyramidal partout, en même temps que l’autoportrait, en creux, du musicien lui-même : « Je suis sûr qu’il y a une partie de moi dans ces personnages, même s’ils sont totalement inventés et existent dans un monde différent. J’ai l’impression d’avoir rencontré ce genre de personnages, bien qu’ils ne soient inspirés par personne en particulier. ». Cette galerie de portraits pleine de fuzz joue sur les deux tableaux de la manipulation, à la fois comme thème et comme technique : les fréquences mediums sont celles qui énervent, les tempi donnent de folles envies de stage-diving, les soli de guitares font head-banger, bref, le corps de l’auditeur est secoué de partout, et Ty Segall est sans doute ici le premier et meilleur manipulateur, en une mise en abîme dont la malignité redouble l’excitation.

Car musicalement, Ty Segall est issu de la scène garage de San Francisco et a œuvré depuis 2008 dans moult formations garage, punk ou psychédéliques  (White Fence, The Traditional Fools, Epsilons, Party Fowl, Sic Alps, The Perverts, Fuzz ou Ty Segall Band). Il poursuit ici ses obsessions, entre grunge 90’s et garage 60’s, mâtiné de riffs heavy millimétrés (Black Sabbath) et de sécheresse glam-rock (T-Rex, Bowie), avec une guitare acoustique Byrdsienne de ci-de là. L’ensemble, toutefois, se présente comme un bloc compact d’électricité maîtrisée, beaucoup moins foutraque-slacker que par le passé, visant clairement – cheveux shampouinés, guitare nickel et production chromée – le mainstream des radios FM (américaines, s’entend). Voix en avant, compression parfaite, effet banger garanti, les 17 ( ! ) titres s’enchaînent et enchaînent l’auditeur sans coup férir, pimentés par des solos de guitare étranglés, comme jetés par-dessus jambes pour préserver un peu d’authenticité à cette grosse boule métallique.

Du concentré de violence, mastoc et cohérent de bout en bout, conceptualisant autant les moyens que les fins : « C’est une série de scènes alignées. Et si on les écoute toutes à la suite, elles créent un état de conscience particulier, une humeur, presque une histoire en soi. C’est ainsi que j’aime réfléchir à un album : en trouvant l’ordre des chansons, en agençant ses thèmes. J’aime penser qu’il y a une thématique ou une histoire, même abstraite, qui se dégage de chaque album. ». Il y a surtout dans cet album beaucoup de mélodies, supérieures, de ces ritournelles régressives qui enchantent et entêtent, et qui, plus que tous les effets de manche et pédales Big Muff réunis, manipulent l’auditeur de la plus belle manière, la plus efficace. Ce dernier rend les armes, se rend, se laisse porter, devient cobaye consentant, serviteur volontaire de cette musique et de son auteur. Ty Segall est un parfait puppet-master.