Il existe un sanctuaire aux matériaux volontairement fragiles, au Japon, rebâti à l’identique tous les vingt ans, comme une célébration du présent et de l’éphémère – il se nomme Ise Jingu et c’est le lieu le plus sacré de la religion shinto. Avec My Ghost Comes Back, dont le titre lui-même évoque l’idée de retour, c’est ce même processus que semble opérer Tujiko Noriko : elle porte un projet musical homogène, de bout en bout, en réinventant à chaque piste l’expression de ses sentiments. On ne saute plus du puzzle angoissant à la balade easy listening, comme cela pouvait être le cas sur de précédents albums : ici, tout participe d’un même romantisme méditatif où le temps semble suspendu.

S’il y a bien une piste qui cristallise l’élégance de My Ghost Comes Back, c’est le petit chef-d’oeuvre Through the Rain, bercé par une boucle mélodique évoquant la fanfare d’une nouvelle aube. Au loin s’enlacent les apparitions d’une mandoline céleste (elle colore les plus beaux recoins du disque) et la sensualité d’une batterie toute en douceur. L’artiste y pose un chant extatique et délivre peut-être la variation la plus aboutie, à ce jour, de sa pop expérimentale. Une beauté irrégulière et pleine de crevasses, se permettant même la visite d’une voix vocodée ou d’un clavier rebondissant (qu’on jurerait tiré d’un jeu Sonic sur Mega Drive !) qui, ailleurs, auraient provoqué quelques frissons d’incompréhension du fait de leur décalage. Mais l’univers de Tujiko Noriko est tellement hors du temps, sincère et ingénu qu’il s’appréhende comme si chaque son était entendu pour la première fois. Dans le prolongement de cette asymétrie, ses paroles alternent constamment entre l’anglais et le japonais, nous laissant quelques résidus spectraux d’une relation amoureuse révolue (lire notre interview).

 

Elle nous a pourtant inquiété, l’espace des quinze premières minutes du long titre introductif, My Heart isn’t only mine. Après quelques mesures de féerie atmosphérique s’installe un clavier dont la mélodie lancinante n’en finira plus de boucler, suscitant presque l’agacement. Légèrement écrasés, de jolis drones aérent malgré tout nos tympans, aux côtés d’une voix flottante et de textures colorées. Arrivé dans son dernier tiers, le morceau prend sa pleine amplitude, aidé par une discrète section rythmique, et offre un aperçu de la vaste palette d’instruments convoqués sur le disque – mandoline, donc, mais aussi vibraphone, koto, scie musicale… Loin de se reposer sur son synthétiseur et son habituelle poésie du laptop, où les accidents numériques viennent étoffer l’angélisme pop, Noriko invite cette fois de nombreux musiciens à placer quelques notes sur ses compositions, à l’image de la splendide balade électronique Land next to me, où les mots de Maxwell August Croy se superposent aux siens, rappelant les plus douces pièces de son précédent album, Solo.

Mélancolique d’un bout à l’autre, frôlant parfois la sensiblerie, cet album a un goût d’épilogue. Chacun des neuf fragments, même s’il ne vaut pas toujours le précédent, sonne comme le générique de fin d’un film qui n’existerait que dans l’inconscient de son auteur. Calfeutrée dans son boudoir imaginaire, Noriko s’y dévoile avec pudeur, tantôt droite et fière (Yellow of You et son roulis de tambour-major), tantôt élégiaque et intimiste (Under the White Sheets). Au travers de ses mélodies, simultanément euphorisantes et brise-cœur, elle laisse percer le sentiment d’un éternel retour, celui du fantôme d’un amour défunt. Son endeuillement, loin d’être lugubre, s’y apparente à une douce torpeur, à une indolence étrangement voluptueuse.