Uh-oh est le deuxième album d’un collectif de musiciens (19 en tout, menés par David J. Gardner et Tim Digulla) nommé Tipsy. L’œuvre de musicos chevronnés, même si on croirait d’abord cette musique conçue à partir de samples. Les prises acoustiques, agencées en morceaux easy-listening psychédéliques compliqués mettent les indéniables qualités techniques de cette bande d’allumés au service d’une musique d’ambiance complètement instrumentale et archi-connotée.

Entre J-pop survoltée (beats déstructurés) et lounge-exotica (xylo, vibraphones, clochettes), les 18 morceaux de Uh-oh déclinent des humeurs embrumées et riches en sucres, en rockabs dézingués et entraînants, en mambos juvéniles et tordus, en slows de harpes qui partent en couilles, comme dans un bal des débutantes rose bonbon ou tous les cavaliers marcheraient sur les robes de toutes les cavalières. Les genres musicaux entrant en collision sur de petites guitares hawaïennes trémolées ou d’enivrantes envolées de Thérémin. Morceaux bordéliques et psychédéliques, où les éléments dissonants surviennent comme des cheveux dans la soupe et s’intègrent pourtant harmonieusement à l’ensemble, Uh-oh est un album fascinant de maîtrise et de traîtrise.

Un peu à la manière de Stock Hausen & Walkman, Tipsy revisite l’easy-listening pour en donner sa version pervertie et décalée, éclatée en autant de souvenirs musicaux inaltérables, ici passés au filtre de l’acide lysergique ou de la bulle de savon. Tout le caractère attendu de cette musique ultra-conventionnelle, entendue mille fois, est mis à mal et perverti par ces incursions dans l’étrangeté, le psychédélisme. Cinématique et désuet comme l’enregistrement d’une vieille émission de radio, expressionniste et caractériel comme un cartoon des années 50, ample et tordu comme les folles oscillations de fréquences d’une machinerie pop et déréglée.

Bizarrement, ce deuxième album de Tipsy reprend certains thèmes musicaux là où le premier album, Trip tease, les avait laissés. Le groupe se bornant à en rajouter une couche dans la perturbation sonore et le delirium acoustique, ce qui fait qu’on a doublement l’impression d’avoir déjà entendu ce disque : parce qu’il recycle toute la musique des années 50-60, du rockab’ à la surf en passant par l’exotica la plus convenue, et parce qu’il recycle sa propre musique. Précisément, ce premier album passé inaperçu en son temps, ici revisité dans une surenchère acoustique délirante.

Ce disque qui fait parfois semblant de ralentir, aux intrusions sonores incongrues, aux impromptus accords mineurs spiralés, aux stridulantes guitares hawaïennes qui s’acidifient, ce disque repose sur la dualité profonde entre une musique convenue, convenable, plaisante et sans danger, l’easy-listening, et ces interventions décalées qui semblent la regarder avec un sourire ironique. D’une certaine manière, ces interruptions seraient les moments de transparence où ce qui relèverait d’une positivité (le « que c’est joli ! ») laisserait apparaître son fond de négativité, son « refoulé » obscur et dérangeant (le « comme c’est bizarre… »).