Producteur pour le label Philly Jazz, Antoine Rajon a une curieuse méthode : il ne produit pas, mais crée une ambiance, une sorte de mystification propice à l’improvisation et à la disparition des formatages, qu’ils soient conscients conscients ou non. Soul unity, dernier album qu’il a ainsi réalisé, est signé d’un collectif ad hoc, dénommé Thunderbird Service en référence au leader informel de l’enregistrement : le saxophoniste (alto et tenor), clarinettiste (basse), flûtiste, pianiste et chanteur Byard « Thunderbird » Lancaster. A l’écoute, les douze titres du CD naviguent entre plusieurs océans, comme un bateau fantôme habité de l’esprit d’un certain John Coltrane, roulant sur les mers du jazz le plus libre mais aussi du gospel et de la soul. La musique coule, entre vagues douces et tumultueuses, change de couleur, s’échappe de vocalises qu’on croirait sorties d’une église pour se mettre à intriguer du saxophone le plus dissonant…

Ce jazz-là est habité d’une âme. Il vit hors des genres, au risque d’une salade trop touffue, surprenante aux oreilles habituées à trop de calibrage. Tout tient en vérité à ce qui se passe avant le set, en l’occurrence dans un studio de Philadelphie. Une sorte de préparation chamanique afin que chacun oublie les règles et autres étiquettes qui polluent les têtes. Ensemble, Byard « Thunderbird » Lancaster, le révérend Joe Craddock, le quartet de gospel Men on a Mission, le pianiste Alfie Pollitt, ou encore le vibraphoniste Khan Jamal, ne jouent ni du rap ni du funk, pas même du jazz, du blues, du gospel ou du ragtime. Non, ils jouent tout ça et surtout rien de tout ça. D’ailleurs, mieux vaut parfois que les uns et les autres n’aient jamais trituré de leurs instruments ensemble. Vibraphoniste dit d’avant-garde, Khan Jamal a enregistré avant Soul unity un bel album selon cette recette libertaire : Return from exile (Philly Jazz / Discograph). Eh bien là, pour Soul unity, il s’est « joint au groupe une heure avant l’ouverture des micros, alors que je passais chez lui prendre un café », explique le producteur (?) Antoine Rajon. Le groupe de gospel, quant à lui, était composé de quatre chanteurs à peine sortis de la prison où ils se sont découverts -et ont été gagnés par la foi-, l’un d’entre eux ayant enregistré pendant ses six heures de permission…

L’enjeu d’une telle rencontre se situe donc au-delà de l’improvisation comme du travail de studio ou de mixage. Avant toute chose, pour retrouver cette âme perdue des musiques noires, il convient d’ouvrir les portes du divin hasard. Et puis prendre le thé, ou palabrer, créer une atmosphère pour que les catégories tombent d’elles-mêmes à la poubelle et que les esprits se rendent disponibles. Dès lors, la magie se déploie ou non, selon les talents du chaman et l’inspiration des musiciens. La première prise reste souvent la meilleure. Point besoin non plus de reprendre infiniment l’album en post-production. Ni le genre musical ni la fausse note n’ont d’importance tant que la transe y est.