On ne peut pas dire que la scène jazz allemande soit la plus exposée qui soit, c’est même un euphémisme. Voilà pourquoi cet ovni musical surgi de nulle part surprend autant. Un quartette de musiciens d’outre-Rhin, un leader clarinettiste, pas de piano mais un vibraphone en remplacement, et le tout sur un petit label teuton sont autant de raisons de s’étonner. A priori, le pari n’est pas gagné d’avance, car du côté de la clarinette les candidats ne se bousculent pas beaucoup pour renouveler l’instrument depuis Jimmy Giuffre -à l’exception peut-être de Sclavis, mais surtout à la clarinette basse.

Et pourtant la musique de Theo Jörgensmann éclate de tous côtés. Sa sonorité limpide et empreinte de classicisme, son jeu subtil et inventif tranchent d’emblée avec les productions actuelles. Il invente une forme épurée voire dépouillée, qui pourrait s’apparenter à l’univers ECM. Ici flotte une rigueur presque palpable, tranchante même. Le vibraphone de Christopher Dell repousse tout ce qu’on a pu entendre de cet instrument, avec un jeu d’une rare liberté, donnant souvent l’impression d’entendre une boîte à musique jouée à l’envers (Ta Eko Mo). Le ton général de l’album reste malgré tout assez froid, notamment sur les deux derniers morceaux, où malgré le titre Couleurs en mouvement on assiste à un dégradé de gris et de blanc un peu clinique. C’est donc bien là le seul point faible du disque : n’avoir pas laissé assez de place à la rythmique, notamment à l’incroyable Klaus Kugel. Véritable artificier de la batterie -sa maîtrise de l’instrument et son jeu foisonnant et éclaté en laisseront plus d’un pantois- rappelant les exploits de Sunny Murray ou de la jeune Susie Ibarra. Il sait aussi manier les percussions avec talent, comme le démontre sa contribution sur Tsenga.

Alors que les productions actuelles tendent à une exploitation intensive de la durée d’un CD avec dix ou douze plages -parfois plus- au détriment de la qualité, le quartet Jörgensmann se contente de cinq pièces et c’est aussi bien ainsi. Bref, ce disque est en tout point remarquable, tant par son intégrité musicale que par la qualité de ses interprètes, se jouant habilement des préjugés et des effets de mode qui polluent parfois le monde musical. On a donc hâte de voir ces virtuoses exigeants sur scène.

Theo Jörgensmann (cl), Christopher Dell (vibes), Christian Ramond (b), Klaus Kugel (d, perc)