Depuis sa (dé)floraison en 1966 avec Eleanor Rigby, la « chanson orchestrée » est l’un des champs les plus labourés du grand domaine pop. Pour qui souhaite y prendre racine, l’épouvantail du passéisme ou de la grandiloquence ne joue qu’un temps : la récolte psychédélicieuse des sixties (Left Banke, Love, etc.) eut beau donner des fruits souvent trop mûrs (le prog’ rock des 70’s), la jachère punk ne dura guère, régulièrement violée par des semeurs dits « indépendants’ (XTC, Louis-Philippe, High Llamas, etc.). Un irrespect qui va crescendo. Ces derniers temps, de Sufjan Stevens à Scott Walker, en passant par la trop brève collaboration Morrissey / Morricone, la pop arrangée fait flores. Jusqu’à tenir la corde pour supplanter le « retour du rock » en tant que concept-tracteur d’une certaine modernité pop.

Il convient cependant de distinguer ici deux idéaux-types d’hommes-orchestres : celui pour qui cordes, vents et cuivres ne sont que simples engrais, compléments et non sources de l’inspiration créatrice, et celui pour qui, au contraire, l’orchestre est la graine première, le terreau matriciel, à même lequel viendront se planter, ultérieurement, d’autres semences fertilisantes. Dichotomie simpliste, évidemment, que celle qui oppose, en d’autres termes, le songwriter tenté par l’écrin orchestral à l’arrangeur converti à l’écriture pop. Dichotomie réactualisée, pourtant, par la sortie simultanée de Victory for the comic muse de Divine Comedy et He poos clouds de Final Fantasy.

Depuis une quinzaine d’année, l’Irlandais Neil Hannon, alias Divine Comedy, creuse le même sillon, avec plus (Liberation) ou moins (Fin de siècle) de bonheur : dandysme grivois, romantisme théâtral, préciosité passéiste, le tout recouvert d’un chant, de mélodies et d’arrangements supérieurs. Même lorsqu’il se plante, comme sur l’avant-dernier Absent friends, la moisson recèle toujours quelques beaux épis (le titre éponyme, et surtout le magnifique Our mutual friend). Dans ces conditions, Victory for the comic muse est un cru moyen : moins de pics, mais un niveau général légèrement plus élevé que sur Absent friends. Jadis ambitieux, Hannon semble s’être résigné à vivre de ses rentes : les réussites (A Lady of a certain age, The Plough) rééditent d’anciennes et plus éclatantes réussites ; les faux-pas, nombreux, rééditent d’anciens et plus flagrants faux-pas. Particulièrement bien tournés, les textes se délectent d’un thème -le déclin- qui n’a jamais autant sied au crooner irlandais, à tel point qu’on se demande si l’on n’a pas entre les mains le premier méta-album de Divine Comedy. Ces histoires de laboureur esseulé, d’émissions ringardes, de beauté fanée, d’amours déchues sont aussi celle d’un musicien qui, n’innovant plus, s’inspire de sa propre chute, qu’il déguise ironiquement en victoire (Victory for the comic muse, clin d’oeil à peine voilé à son premier disque Fanfare for the comic muse, sorti il y a quinze ans). Nul panache, cependant : là où, dans des conditions semblables, Pulp avait sombré en soignant la manière -les cordes au cou- sur This is hardcore et We love life, Hannon opte pour un classicisme musical plus laborieux que décadent. L’orchestre enjolive, soutient, amplifie mais jamais ne se rend indispensable : les chansons, même les meilleures, pourraient aisément s’en passer.

La configuration est exactement inverse sur He poos clouds de Final Fantasy. Owen Pallet, violoniste de formation, Canadien ami des Hidden Cameras ou d’Arcade Fire, est d’abord un arrangeur. Son premier album Has a good home, sorti l’an dernier, souffrait dans l’ensemble d’une écriture un peu terne, sans grande fantaisie, malgré de nombreuses promesses, orchestrales notamment. Avec He poos clouds, les choses s’arrangent, c’est bien le mot. En moins d’un an, Pallett a nettement élargi sa gamme de tons : les orchestrations, virtuoses sans être tape-à-l’œil, ont gagné en variété, en puissance et en efficacité, les mélodies sont à la fois plus limpides et plus sophistiquées, la joliesse d’antan est fauchée par des textes tantôt chantés, tantôt hurlés, dans un mélange de merveilleux et de crudité voisin des enchanteurs Hidden Cameras. A l’inverse de Divine Comedy, mélodie, voix, arrangements, rien n’est plaqué, tout semble faire corps : on sent qu’ici chaque note, chaque silence s’inscrit dans un ensemble fluide, cohérent, singulier, car pensé comme tel. He poos clouds réussit l’exploit de convoquer les deux versants -accessible et avant-gardiste- de la pop orchestrée : Bergen White (pour la voix diaphane) et Van Dyke Parks (pour les constructions tordues), contes enfantins et cinéma d’auteur (on pense aux B.O. de Shore, Glass, Duhamel), Montage (This lamb sells condos) et le Scott Walker des dix dernières années (If I were a carp). Et cela sans jamais peser. D’ailleurs, on était prévenu : ce type chie des nuages. Ceux qui garnissent le 7e ciel ?

Du haut de son Plaisir du texte, Roland Barthes distinguait deux catégories esthétiques, le plaisir et la jouissance, comme suit : le plaisir « contente, emplit, donne de l’euphorie ; il vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable » de la musique ; la jouissance « met en état de perte, déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assisses historiques, culturelles, psychologiques de (l’auditeur), la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage ». Quand Divine Comedy ne continue d’atteindre, par fragments, que la première catégorie, Final Fantasy est en passe de combiner les deux. De quoi, même lorsque l’on a sept albums de plus au compteur, en prendre de la graine.