Plus la critique encense la fraîcheur de vos débuts, plus il vous sera difficile de faire accepter les disques qui suivent. Les années passent et les rock-critiques continuent à recevoir chaque année des disques rafraîchissants, tandis que votre songwriting s’alourdit irrémédiablement d’une maturité voilant petit à petit sa fraîcheur originelle.

L’académisme mélodique de Neil Hannon, lui, a toujours été présent, même lorsqu’il était noyé dans la légèreté pop de ses premiers albums. C’est d’ailleurs ce qui, selon nous, a hissé Liberation ou Promenade au rang de chefs-d’oeuvre : ce mélange d’impertinence classe et de classicisme impertinent. C’est aussi pourquoi les premières écoutes de Absent friends font redouter le pire. Plus aucun instrument électrique, des paroles pleines de gravité… Elle est où l’impertinence pop ? Oui, on peut d’abord craindre de ces orchestrations assourdissantes qu’elles soient aussi démesurées que le prétentieux Fin de siècle, et surtout qu’elles soient le signe d’une intelligence mélodique dont la maturité éclipserait tout humour et toute spontanéité. Neil a vieilli, se dit-on, avant de maudire en vrac la sagesse, l’âge adulte et les orchestres symphoniques.

Nos craintes se dissipent heureusement au fil des écoutes. Neil Hannon, maintenant père de famille et propriétaire en Irlande, a su garder cette petite étincelle, ce petit rien qui érotise les chansons, et qui donne ici un goût libertin à l’expression de ses nouvelles préoccupations : joies et angoisses de la vie en couple (Charmed life, Leaving today, Sticks and stones) ou bien sûr paternité (My imaginary friend, Come home Billy Bird). Comme d’habitude, l’écriture est parfaite : chaque chanson est d’une cohérence rare, le sens des mots, la musicalité des syllabes choisies donnent l’impression que les choses dites ne peuvent l’être d’une autre manière ou sur une autre mélodie. Tantôt la musique accompagne, tantôt elle jaillit pour se faire l’illustration d’une idée, ou pour se jouer de l’appréhension de l’auditeur, en le préparant, en le surprenant, en le frustrant. Ou en l’achevant : quand, par exemple, l’orchestre se déploie (après une phrase clé) et libère une énergie jubilatoire jusque là contenue. La voix du chanteur, plus émouvante que jamais, sait maintenant se fragiliser (maturité ?) et s’émanciper de son timbre baryton caractéristique. Les mélodies vocales sont épurées (Freedom road, A Mutual friend) et se posent délicatement sur un orchestre dont la richesse n’est finalement là que pour servir la chanson, tout comme les procédés techniques de relief (mesures coupées, changements de tonalité…), qui nuisent tellement peu à l’unité du morceau qu’on a très vite l’impression qu’ils en sont les garants. Avec les ustensiles habituels de la lourdeur, Neil Hannon réussit à faire un disque léger, entraînant et frais, à l’image de cette première chanson, qui malgré le cor, les milliers de violons et le martèlement « boléro-iste » de caisse claire, n’évoque qu’un ciel immensément bleu, immensément vide, et l’envie de vivre dessous en s’emplissant les poumons.

Si Absent friends est un disque plein d’intelligence et de sagesse, s’il est effectivement le disque de la maturité pour Neil Hannon, il n’en reste pas moins un exemple de fraîcheur et de clarté, et aussi une leçon rassurante pour tous ceux qui, un jour, ont eu (comme moi) peur de perdre leur coeur d’enfant en entrant plus profondément dans l’âge adulte.