C’est une chose pas si fréquente dans le monde de la dance music : Andrew Weatherall doit son titre de Pape techno (et affiliées) d’abord à des collaborations, un fil rouge a minima qui guide toute sa carrière. De Sabres of Paradise à Two Lone Swordsmen jusqu’à ce The Asphodells du meilleur choix, Weatherall a toujours réussi ses meilleures passes d’armes en duo et en duel. La dance music est un truc collectif : pas de secret, les meilleurs sont ceux qui ont compris qu’il fallait penser cette musique en termes de foule, d’échanges, de rassemblements. Ce Ruled by Passion, Destroyed by Lust ne déroge aucunement à la règle et prouve combien elle est féconde dans le cas du Dj anglais.

 

D’abord, c’est l’occasion pour Weatherall de s’offrir une seconde jeunesse (50 piges cette année) et de revenir aux plaisirs simples du copinage. The Asphodells, c’est Weatherall ainsi que Timothy Fairplay, ex-membre de Battant. Il faut dire que, dès 2005 et la parution de Jump Up, le premier EP de Battant, Weatherall disait d’eux qu’ils formaient l’un des groupes les plus intéressants du moment et il livrait en 2007 un remix de Kevin (1989), bien dans l’esprit de cet album en duo. The Asphodells est donc une manière de prendre le train en marche autant que de raccrocher les wagons, entre les débuts de Weatherall dans la queue de comète new wave (son remix d’Hallelujah des Happy Mondays ou du World in Motion de New Order), la montée de la house (les remixes d’I’m Losing More Than I’ll Ever Have et de Loaded de Primal Scream) et des choses plus inclassables, plus dures et mutantes (les premiers Sabres of Paradise, l’IDM de Two Lone Swordsmen) ou plus pop, dansantes et acidulées (A Mix of Two Halves, son remix du célèbre Only Love Can Break Your Heart de Saint Etienne, qui transfigurait totalement la chanson Neil Young).

 

 

 

Vu sous cet angle, Ruled by Passion, Destroyed by Lust courait évidemment le risque d’être sans âge, à la fois de 1993 et de 2013, alors que Weatherall a toujours eu un talent fou pour renifler l’époque et savoir au bon moment dans quelle direction souffle le vent. Pour preuve : il fonde en 1986 Boy’s Own, fanzine essentiel pour l’acid house et la culture techno ; c’est lui qui produit Screamadelica de Primal Scream et il remixe Soon de My Bloody Valentine, balançant un formidable puits sonore qui aspire à la fois shoegaze, house, hip-hop et travail de laborantin, dans lequel il exploite tout ce qui était contenu en germe dans le morceau de MBV.

 

 

 

En réalité, Ruled by Passion, Destroyed by Lust tient parfaitement le choc de la référence. Pour dire la vérité, il ressemble beaucoup plus à un disque de Battant que de Weatherall. Mais comme pas mal de grands disques de sorciers du son, c’est moins le songwriting qui compte ici (indéniablement, Weatherall et Fairplay ont choisi un format pop qui leur réussit) que l’ingéniosité des arrangements et la mise en son de l’ensemble. A ce petit jeu-là, on entend partout la griffe d’Andrew : dans les boites à rythmes qu’il utilisait déjà avec Sabres of Paradise, dans les lignes de basses entêtantes qui font s’agiter ses remixes, dans la passion de la boucle dont il semble tirer une véritable jouissance et qui n’est jamais le plaisir maniaque du ressassement mais, au contraire, quelque chose de puissant, de vital, de beau, et qui pulse sans discontinuer.

 

Même si l’album est évidemment très référencé du côté des 90’s, citant New Order et Primal Scream à tour de bras, l’écoute donne surtout l’impression que Fairplay et Weatherall se plongent dans les archives de ce dernier pour en réassembler de manière inédite le matériau. Là se situe la dimension collective de ce disque : à la fin des 80’s et au début des 90’s, Weatherall est en train de devenir un maillon essentiel de l’époque. Lorsque le quinquagénaire se penche sur la musique qu’il faisait vingt ans plus tôt, il n’effectue donc pas un travail autobiographique, mais bien un travail d’historien ; il a en charge une mémoire collective, qu’il restitue ici : c’est bien ce qui distingue Ruled by Passion, Destroyed by Lust de nombre de disques revivalistes poussifs.

 

On y trouvera des boites à rythmes qui entonnent des beats d’une simplicité désarmante et répétitifs jusqu’à la transe ; des guitares à la fois tranchantes comme des rasoirs et noyées de vibrato, de reverb et de delay ; des nappes ultra-discrètes et ultra-classes ; des arpégiateurs maboules filtrés dans les aigus ; des basses vibrionnantes. Tout cela s’agrège miraculeusement dans des chansons parfaitement entêtantes et toxiques, dont aucune ne semble taillée à dessein pour les clubs mais dont chacun peut prétendre, à bon droit, faire danser jusqu’à plus soif tout un parterre de clubers. Entre hymnes acidifiés qui rêvent aux grandes heures de la house (One Minute’s Silence, We Are the Axis), explorations orientalisantes (Beglammered), dérives soniques interminables (Skwatch) et comptines flippées / flippantes (Late Flowering Lust), le duo réussit tout ce qu’il entreprend. A la fin, Ruled by Passion, Destroyed by Lust reste cohérent, guidé par une idée forte du son et une production sans faille.

 

 

 

C’est assez inattendu, mais ce duo avec Fairplay dépasse très largement les espérances, même si Weatherall nous a habitués à remettre périodiquement tous les compteurs à zéro. Battant n’est sûrement pas un groupe essentiel, mais Ruled by Passion, Destroyed by Lust est l’un des grands disques de ce début d’année : c’est un disque d’aujourd’hui et qui renvoie avec une facilité désarmante à ce que les 90’s ont donné de meilleur.