Vossabrygg peut plus ou moins être traduit par « Vossa Brew » : les brasseurs de bière de la région de Vossa, en Norvège, ont été persuadés qu’il s’agissait d’un salut respectueux à la qualité gustative de leur production (« Je suis devenu un héros local pendant quelques minutes », confesse Terje Rypdal), mais les mélomanes auront compris qu’il s’agit d’un hommage à Bitches brew (autre tentative de traduction approximative : le « brouet de salopes »), l’album culte qui, en 1969, fit définitivement basculer Miles Davis dans l’ère de l’électricité et du jazz-rock. Long d’une vingtaine de minutes, Ghostdancing, le premier morceau, est ainsi une sorte de relecture de Pharaoh’s dance, le célèbre thème de Joe Zawinul qui ouvre le chef-d’oeuvre davisien (directement cité ici) : arpèges de piano Fender (Bugge Wesseltoft), feulements du Hammond B3 (Stale Storlokken) et, surtout, jeu fiévreux de la trompette de Palle Mikkelborg, dont Miles avait enregistré en 1985 le thème  » Aura  » et qui se coule ici avec talent dans le rôle de quasi leader (Rypdal n’intervenant qu’en seconde position pour de fulgurantes improvisations de guitare), font de cette première partie chatoyante, foisonnante et, parfois, stupéfiante de mimétisme avec l’atmosphère électrique du groupe de Miles Davis, la meilleure de ce quatre-vingt-quatrième opus du guitariste norvégien (qui numérote scrupuleusement l’ensemble de ses créations depuis de nombreuses années). La suite, à l’image de l’ensemble de son parcours musical, est beaucoup plus inégale.

Il y a une sorte de mystère Rypdal, ludion inclassable qui parcourt depuis près de quatre décennies tout le spectre des musiques d’aujourd’hui avec sa Fender à l’épaule (et avec laquelle il lui est arrivé de diriger des orchestres symphoniques) : acteur éphémère de la vague free européenne à la fin des années 1960, membre du sextette de George Russell et du trio de Barre Phillips, créateur dans les années 1970 d’une musique unique, à cheval sur le jazz et le rock, réinterprétation très personnelle de la révolution électrique davisienne (Odyssey, Whenever I seem to be far away…), il a commis depuis les années 1980 beaucoup d’albums au goût parfois douteux et composé d’ambitieuses œuvres orchestrales (dès les années 1960, il étudiait les maîtres sous la direction de Finn Mortensen), dont plusieurs symphonies et un concerto pour deux guitares électriques demeuré fameux, joué au Festival de Riga avec le guitariste de hard rock Ronni Le Tekro. On l’a également entendu dans The Sea, les deux sublimes albums enregistrés par le pianiste Ketil Bjornstad et le violoncelliste David Darling (avec Jon Christensen à la batterie), l’une des plus belles réussites d’ECM au cours de la décennie 1990, ainsi que dans nombre d’autres projets issus du label munichois (comme Karta, très bel album du trio Stockhausen, Andersen, Héral).

Vossabrygg, donc, illustre presque en un album la variété des chemins empruntés par le guitariste au cours de sa carrière, chemins qui l’ont fait considérer comme un génie légèrement grandiloquent par les uns (son influence sur de nombreux jeunes guitaristes n’est en tous cas pas à démontrer : il n’est que de considérer l’exemple du talentueux Eivind Aarset, pour s’en tenir à la sphère nordique), comme un mégalomane carrément pompier pour les autres. A Ghostdancing succèdent ainsi neuf morceaux qui oscillent du meilleur (Waltz for broken hearts, qui n’est pas sans évoquer Stenskoven, sur l’album Waves) et le pire : boucles rythmiques ringardes (on pense à du mauvais Garbarek), nappes de synthétiseur vieillottes et, sommet d’étrangeté, longues autocitations par le biais de samples issus de ses précédents albums (Ineo, notamment) et sélectionnés par Marius, le fiston, profession Dj. « Je me retrouve soudain improvisant sur ma propre composition pour choeurs, observe le guitariste. Je n’avais pas vraiment prévu ça, mais à l’arrivée ça donne des résultats très intéressants dans la juxtaposition des sons ». Admettons. Ces dispensables transitions sont d’autant plus regrettables qu’elles relèguent à l’arrière-plan les formidables musiciens que sont Paolo Vinaccia (batterie) et, surtout, la paire rythmique qui accompagne le leader dans la plupart de ses projets depuis des lustres, Bjorn Kjellermyr, bassiste des Chasers (le trio jazz-rock de Rypdal, avec Audun Kleive à la batterie), et le quasi légendaire Jon Christensen, père spirituel de tous les percussionnistes scandinaves et, à peu de choses près, de tout un pan de la batterie jazz européenne. Au final, on ne sort qu’à moitié convaincu de cet album trop hétérogène pour jouer dans la même cour que les grands disques de l’énigmatique et fascinant Rypdal, lequel nous sert malgré tout ici et là un solo déchirant qui suffit presque à balayer toutes nos réserves sur l’écrin qui l’entoure. Comme d’habitude.