La question qui nous taraude est bien, toujours bien, de combien d’heures par jour en plus du commun des mortels, l’élu Sufjan dispose-t-il pour finir ses oeuvres ? Parce qu’entre les concerts, la gloire, les interviews en proportion endémique et la superproductivité flippante, il y a quelque chose qui ne va pas, quelque chose de pas possible. The Avalanche est donc, un an à peine après l’immense et hyper célébré (même par nous) Illinois, un monstrueux add-on compilé « éhontément », soit vingt-et-un (ou plutôt vingt-et-un moins trois versions inédites du classique Chicago) morceaux écartés quand le disque est passé du format double au format simple. Pourtant, quand la raison suggérait un amas de chansons en chantier, de peaux de chagrin pas dégrossies, Stevens a préféré rebosser, arrondir, appesantir les vilains petits canards d’Illinois comme un possédé, pour érupter leurs richesses et joliesses infinies. Un peu comme dans ces scenarii prototypes con-cons US où un coach déterminé transforme une bande de malfrats sales gosses en équipe de base-ball ou chorale exemplaire, le petit prodige (chrétien) fait répéter ses cancres, les déguise de choeurs magiques et de cuivres rutilants neufs, et les emmène ses vers la lumière. Le résultat est à peine moins époustouflant que la bande des grands frères d’Illinois, en uniforme, et, on souffle, arbore des proportions nettement plus humaines.

Plein de trous d’air, de chansons un peu plus maigres et même de relatifs ratages trop-ci trop-ça (les relous Springfield, Perpetual self), le disque se déroule plus linéairement, plus chaotiquement, à peine rythmé par les trois versions de Chicago, rengaine folle et apocryphe manifeste (les mots « I fell in love with the place, in my mind ») sur le projet Illinois et tout la States series, ce truc incroyablement gonflé et prétentieux pour un songwriter tout jeune (et juste logique pour n’importe quel romancier de sa génération, Powers, Eggers, Moody). Stevens s’amuse avec ses éternels ambiant Reich-iens (Adlai), un thème de jingle TV 70s (Inaugural music), une montée modale magique avortée (Tornado), une ascension pour synthés modulaires (Pluto), un drone plein de burp et de blips comme à l’époque de Enjoy your rabbit (le beau Undivided self) maltraite tranquillement Chicago en version robotique (avec l’autotune sur la voix et tout et tout), fait montre, tout détendu de sa toute puissance d’arrangeur, les doigts dans le nez. Et ça fait juste plaisir à entendre, plaisir de pouvoir vérifier à nouveau qu’avant d’être ce monsieur aux idées larges dont on nous rabâche les oreilles, Stevens est bien ce musicien passionnant et curieux capable de toutes les audaces ludiques, de toutes les tentatives formelles. Et puis il y a les grandes chansons, celles dont on se demande vraiment comment un esprit sain a pu un jour décider des les écarter d’un album en gestation, tout Illinois qu’il soit. L’élastique Super computer, et ses accointances géniales avec Stereolab, le chouette et caribéen Henney buggy (oh là là, l’instru qui s’arrête quand la voix chante « smile »), la folle ballade Mistress et son refrain vrille-tête, l’extatique et fanfaron Adlai… Et puis Your land, pure bonheur d’arpèges qui célèbre Woody Guthrie, et puis l’immense Pittsfield, ballade classic-rock tire-larmes à la conclusion feuilletée.

Evidemment, les détracteurs de Sufjan, les fans déçus, ceux qui, comme lui, « n’en peuvent plus d’entendre sa voix, n’en peuvent plus d’entendre son banjo », ne trouveront rien d’autre que beaucoup d’eau pour la méchante palabre. Ils auront raison, ils auront tort aussi ; un peu à la manière de Stereolab, qu’on honnit ou vénère pour à peu près les mêmes raisons dont celle de faire encore et toujours le même disque, Sufjan Stevens s’est peu à peu débarrassé des amonts de ses influences pour rentrer dans un mode d’écriture éminemment prévisible, programmatique, obsessionnel, pour ne finir par s’influencer que lui-même. C’est un travers et un grand moment, aussi, dans la vie d’un artiste. On attend la suite avec impatience.