Tout déterminé qu’il soit, le pragmatisme rationaliste de l’auditeur décidé à ne pas s’en laisser conter par les mystifications ésotériques dont se pare la musique de Steve Coleman n’en sera pas moins noyé, comme chaque fois, dans le fascinant mouvement systémique d’un magma sonore en perpétuel renouveau. Passée une illustration de pochette qu’on imagine tout aussi bien sur la couverture d’un inédit de Ron Hubbard, expédiée l’atmosphère new age qui habille la plupart des titres (Polarity and equilibrium in a fluid) et baigne la prose joyeusement conceptualisante du livret (où il est d’ailleurs rappelé dès l’invite que la réception du contenu musical est affaire d’individus et que ses concepteurs s’accommoderont volontiers de ce que certains en balayent l’attirail métaphysique), l’époustouflante construction musicale à laquelle œuvrent depuis des années Coleman et ses Five Elements nous happe irrésistiblement dans ses flux et reflux cosmiques : si le travail métrique en est l’une des constantes depuis les origines, elle semble perdre au fur et à mesure en aridité et s’enrichir, pour le coup, de couleurs nouvelles. L’étouffante sensation d’enfermement qui faisait parfois des disques du groupe une sorte de Panopticon sonore (notamment dans The Sonic Language of myth, quoique cet album soit présenté comme poursuivant et prolongeant le même processus) laisse ici place à l’harmonieux déploiement d’une structure lumineuse et fuyante dont Coleman et ses dix-sept (!) musiciens sont les savants artisans.

On retrouve bien sûr Sean Rickman (dm) et Anthony Tidd (elb) à l’épicentre rythmique fondateur de l’édifice, ainsi que David Gilmore (elg), Cassandra Wilson (voc), Shane Endsley et Ralph Alessi (tp) revenu de chez Ravi Coltrane, Vijay Iyer (p) et Gary Thomas (ts). C’est toutefois l’harmoniciste suisse Grégoire Maret qui, par une voix neuve remarquablement intégrée à la marche de l’ensemble, crée la surprise et en accroît d’autant l’intérêt -la partition intègre en outre une section de bois (flûte, hautbois, clarinette, basson et cor). Totalité ouverte où s’agrègent puis se défont les éléments transcendés d’innombrables vocabulaires (musiques improvisées, funk, jazz, hip-hop, autant de variations autour d’une Great Black Music universaliste), la musique de Steve Coleman évolue comme une langue à part entière, déformée et enrichie, se développant toujours autour de la symbolique et des significations imaginaires dont il se plaît à complexifier son univers. « Many people may want to have some idea of what the music is about. Others will prefer to simply listen to the music and supply their own images. » Qu’on souscrive ou non à ses présupposés philosophiques, il est et demeure incontestable que le saxophoniste de Chicago est à l’origine de l’une des entreprises musicales les plus singulières et originales de ces vingt dernières années. Certains suggéreront sans doute qu’à trop progresser autour d’elle-même, sa musique peine peut-être à trouver des horizons neufs : The Ascension to light leur apporte non seulement un brillant démenti mais encore la preuve que cette musique d’une envergure peu commune déjoue le rapport au temps.

Sean Rickman (dm), Anthony Tidd (elb), David Gilmore (elg), Cassandra Wilson (voc), Shane Endsley et Ralph Alessi (tp), Vijay Iyer (p) et Gary Thomas (ts).