Consacré aux musiques libres et (dis)tordues, le festival parisien Sonic Protest fête cette année ses dix ans avec un line-up incendiaire et sans frontières. Ca commence en fanfare ce soir même, avec un all night long au Centre Musical Barbara. Rencontre avec leurs maîtres d’oeuvres Franq de Quengo et Arnaud Rivière, qui n’ont qu’un seul mot d’ordre: DIY forever!

En l’espace de dix ans, Sonic Protest s’est imposé comme l’un des rendez-vous les plus attendus de l’année pour tous les amateurs de sons qui ne tournent pas ronds. Cette année, la programmation – dispatchée dans quatre lieux entre Paris et Montreuil le temps d’un marathon de neuf jours – est un véritable festin de Pantagruel: franc-tireurs francophones (Areski/Fontaine, Albert Marcoeur, Èlg), rock actionniste en roue libre (Thurston Moore, Lee Ranaldo, Terminal Cheesecake, Action Beat, The Rebel), légendes du noise électronique (Merzbow, Evil Moisture), avant-garde radicale (Phil Minton, Zeitkratzer), psychédélisme africain (Mammane Sani, Group Inerane), DJ sets atypiques (Rubin Steiner, DJ Marcelle, Sounds of Silence) et plein d’autres réjouissances encore, comme l’exposition “Let’s Get Physical!” avec des installations sonores signées Xavier Charles, Jean-François Laporte et Arnaud Paquotte. L‘engagement civique du festival se cristallise aussi dans des propositions de workshop à l’hôpital de jour d’Antony, au lycée autogéré de Paris et aux Beaux-Arts de Cergy. Bref, un grand barouf tous azymuths qui se moque des chapelles et relègue aux oubliettes la notion de genre musical. Pas besoin de faire un dessin, vous êtes priés de vous y ruer avec les oreilles grandes ouvertes. Pour le programme complet, c’est par ici que ça se passe. 

A l’exception de quelques « célébrités », votre programmation démontre une volonté très nette de faire jouer des artistes qui passent sous le radar des médias et qui sont généralement cantonnés à une niche sub-underground. Quel bilan dressez-vous après 10 ans de festival? Quelles évolutions avez-vous constatées sur la réception de ces musiques en marge? Avez-vous remarqué davantage de curiosité et d’ouverture de la part du public?

Arnaud Rivière & Franq De Quengo: De notre point de vue, limitons nous à ça, on peut effectivement parler d’un mouvement d’ouverture auquel nous sommes contents de participer. Programmer des acteurs historiques et importants des scènes que nous exposons a toujours été à l’ordre du jour pour Sonic Protest. Cela permet de faire des liens, par delà les décennies, entre les pratiques artistiques. Rien de ce qui est fait, aujourd’hui comme hier, ne se fait ex nihilo alors nous essayons de proposer une lecture des mouvements, des scènes. En somme, un programme qui se lit soirée par soirée, ou dans sa globalité, par année … ou sur les dix éditions !

En tous cas, certains des artistes invités sont plus exposés médiatiquement, célèbres donc, mais tu te douteras que ce n’est pas la raison pour laquelle il/elle participe à Sonic Protest.

Quelle que soit la position médiatique des artistes que nous accueillons, nous avons envie de présenter un panorama d’artistes qui sonnent comme eux-mêmes et comme eux-mêmes seulement. On a pu remarquer qu’à notre désir de les faire jouer répond un désir de les entendre de la part de pas mal de gens qui, pris comme un ensemble, sont dénommés comme “le public”, ce mot recoupant des réalités fort différentes. Viennent aux concerts des habitués, des passionnés de toutes ces différentes musiques et puis plein d’autres personnes qui remarquent ce qui est désormais reconnu comme un rendez-vous annuel apte à aiguiser la curiosité.

Qui fait quoi dans le festival? Comment vous répartissez-vous les tâches?

Le festival est fabriqué en équipe, par des personnes multitâches. Quelques unes opèrent à l’année, d’une cave située dans le XIe. D’autres rejoignent la préparation au fur et à mesure que les choses se précisent, selon les tâches qui les concernent. Les derniers arrivent à l’heure pour  l’apéro et concentrent leurs efforts sur les dix jours du festival en tant que tels. Le tout convoque plus d’une cinquantaine de personnes de bonne volonté. L’énergie est à forte connotation bénévole, tendance bonne humeur.

Dans l’équipe, il y a un ingé son barbu, un administrateur à distance, une coordinatrice permanente, un responsable du pratique et de la mise en place, un chargé de com’ rigoureux, deux responsables de la programmation, un illustrateur, un graphiste, pas de webmaster, pas de DAF, six personnes qui baladent les artistes dans des véhicules flambants neuf, sept personnes qui montent  les scènes et déplacent des choses lourdes, un régisseur affable, une cuisinière qui gaze, quatre épluche-légumes, sept personnes qui vendent des tickets, huit personnes qui vendent des crêpes et dix-neuf qui vendent des bières et beaucoup d’autres qui donnent d’indispensables coups de main. Tout le reste est fait par les artistes, sur scène.

Sur quels critères établissez-vous la programmation? Quel en est le fil conducteur?

Du D.I.Y on a gardé, entre autre, l’idée que quitte à se mettre aux fourneaux autant faire des menus qui nous plaisent. Nous sommes les premiers auditeurs du festival. Soucieux d’avoir une alimentation variée, on compose des plateaux qui évitent la redite et qui permettent, dans le cadre de chaque soirée, une sorte de parcours, en ligne droite ou plus tortueux, c’est selon.
On invite ceux qu’on a pas vus depuis longtemps, ceux qu’on a pas vus comme ça, ceux qu’on a jamais vus, ceux qu’on voit jamais, d’autres qu’on aimerait entendre et même ceux qui n’ont jamais entendu parler de nous.

Comment parvenez-vous à financer un tel festival? Touchez vous des subventions? Parvenez-vous à trouver un équilibre financier?

Suite de ta question sur l’équipe : le festival fonctionne en grande partie à la sueur de bénévole. C’est une des raisons pour lesquelles il existe pour la 10e fois.
On a vu à un moment que ça ne suffit pas non plus pour faire le festival qu’on souhaite donc il est indispensable pour nous d’autofinancer nos activités assez majoritairement : nous pratiquons des tarifs assez bas au regard de la situation locale et il est capital pour nous que les salles soient bien remplies. Ca tombe bien, c’est plus vivant.
Notre parcours nous a conduits à faire sérieusement des demandes de subventions depuis 2012 et nous en recevons donc de quelques guichets qui apprécient le projet. C’est loin d’être à la hauteur du travail fourni, c’est un boulot monstre chaque année pour faire des tonnes de demandes qui, en s’additionnant, complètent nos autres recettes. Le point d’équilibre financier… on en rêve, il paraît même qu’il y en a qui l’ont rencontré.

 Quelle signification prêtez-vous au mot « alternatif » en 2014? Qu’entendez-vous par « musiques libres »?

Le terme fait forcément référence au courant musical du même nom des années 80. Même si aujourd’hui, nous sommes assez éloignés de cette esthétique musicale (quoique Ich Bin aurait pu sortir sur Gougnaf Mouvement en 1984…) nous avons forcement été influencés par l’esprit réseau de ce mouvement. Alternatif, indépendant, underground, comme on veut, mais toujours en dehors des sentiers battus, avec une démarche de passionés avant tout, où les organisateurs de concerts sont aussi musiciens, animateurs radio, producteurs de disques, chroniqueurs dans des fanzines etc …
Libre car en dehors des formats ou des codes -ce qui implique souvent de s’enfermer dans des non-codes, la vie est facile mais la dialectique est impitoyable- ou, à nouveau, libre des contraintes commerciales/tendances dominantes.

Quels sont les concerts (ou moments hors-concerts) les plus marquants qui vous reviennent à l’esprit en 10 ans de Sonic Protest?

Le concert secret des Reynols, la balance de Brainbombs, le concert de Brainbombs, l’apothésose d’Ich Bin, la soirée Pelt-Jérôme Noetinger-Noxagt, Chewbacca en 2005, Melted Men en 2010, Charlie O tout le temps, la déception sur Don Cab ou Prurient, le super concert de Volcano The Bear, les sérigraphies sauvages d’El Shopo, le dimanche 6 mai 2007, le concert virtuose d’Alexandre Bellenger à la mémoire de Benoît, Desalvo et le slam de Fred Nipi, l’ouverture du Consulat Parisien d’Elgaland-Vargaland à la Galerie Nuit d’Encre, la collaboration avec Thierry Madiot, les concerts de l’Ocelle Mare, le premier concert des Harry’s au LAP, des frères Bauer ou de Timo Van Luijk et Andrew Chalk la première année où nous sommes allés à St-Merry, Vinyl Rally au Palais de Tokyo, l’enchaînement Kim Fowley – Tony Conrad – Keiji Haino, le set de Richarles Bronson chez les voisins des Instants Chavirés, le set de Roro Perrot devant les Instants Chavirés, le set de David Grubbs devant les Instants Chavirés, le set electro-punk de Volt aux Instans Chavirés, le passage du concert cosmique du trio Puech-Gourdon-Brémeau à celui plus orienté attaque frontale de Terrie Ex et Paal Nilsen-Love, le solo de Li Dai Guo, The Dead C, The Dead C, The Dead C et toutes les soirées passées à imaginer tout ça depuis 2003

Ressentez-vous de la frilosité de la part des salles plus officielles ou est-ce un choix délibéré de jouer dans des lieux atypiques qui pratiquent une politique culturelle sans contrainte commerciale (Cirque Electrique, La Générale, Parole Errante…)?

On essaye de contextualiser les soirées, de donner un cadre qui résonne avec ce que jouent les artistes et il est évident que le format salle-de-concert n’est pas le plus propice à toutes les formes musicales. C’est pas non plus impossible que ça se passe dans ce type de lieu, non plus, la rencontre avec les équipes est de toute façon assez capitale dans le choix que l’on fait.

Une part de l’identité du festival vient de sa nomadité ou de sa nomaditude, au choix. Quitte à faire tous ces chargements, déchargments à répétition, autant que la grande caravane de Sonic Protest passe par différents types de lieux.

Et puis, en dehors d’une complicité évidente qui nous lie à certains lieux de la région et de la bienveillance de certains autres, il apparaît de plus en plus nettement que beaucoup des établissements bien équipés de Paris et de ses alentours n’ont pas les mêmes raisons d’être que les nôtres et qu’il y a donc peu d’intérêt à ce que nos parcours se croisent. Les choses évoluent aussi et nous restons ouverts à toute proposition honnête.

La programmation musicale s’accompagne aussi de workshops et d’une exposition (Let’s Get Physical!). Pouvez-vous parler de cette facette-là du festival?

Avant même de commencer à faire Sonic Protest, on organisait des concerts chacun de nos côtés avec des asso comme Ortie, Muzziques ou Beau Caillou et si au cœur de nos désirs communs c’est toujours très très important, on s’est aussi autorisé à s’aventurer sur d’autres terrains qui nous amusent, qui sont étroitement liés au reste et sur lesquels on se sent légitimes de faire des propositions. Une des volontés affichées du festival étant d’encourager la porosité entre les micro scènes, il n’y avait qu’un tout petit pas de côté à faire pour inviter des artistes, souvent musiciens, à proposer des installations sonores ou des dispositifs vidéos.
Avec les ateliers, c’est aussi une autre manière d’aborder des sujets similaires dont il s’agit. On s’adresse à des publics spécifiques (lycéens, autistes, étudiants en arts) et par le biais de la pratique on sensibilise aux plaisirs de l’expérimentation sonore. C’est un aspect qui nous attirait depuis longtemps qu’on a réussit à mettre en place en 2013 et qui enrichit très franchement le champ des activités de Sonic Protest.
Au titre des autres facettes abordées depuis les dernières années, on se permet même de s’inventer acteurs d’une sorte de réseau informel et de tisser des liens entre les différents lieux et orgas qui accueillent Sonic Protest en dehors de Paris et de ses alentours, ailleurs en France et en Europe, soit dix neuf autres soirées dans quatorze autres villes !

En tant que défricheurs, quel regard portez-vous sur les nouvelles scènes indépendantes/expérimentales en 2014, en France et ailleurs? Comment découvrez-vous les artistes que vous programmez?

Nous sommes évidemment fort friands de musique, de concerts, de disques, de fanzines et pas mal de notre temps est passé à fureter, chercher, traquer et s’informer de ce qui se passe un peu partout, et pas seulement dans les circuits un peu dominants  et déjà bien documentés qui vont du Royaume-Uni aux États-Unis en passant par l’Europe du Nord. On est contents d’avoir pu inviter des artistes à venir de Grèce, de Hongrie, de Chine ou du Niger, des endroits un peu moins exposés,en général.

On suit évidemment l’actualité de certains labels, de certains collectifs plus ou moins informels d’artistes, on se tient à l’affût des infos, à l’instar de l’ornithologue amateur mais éclairé. On essaie aussi d’aller voir un maximum de choses, par ici et ailleurs puisqu’en tant que musiciens nous baladons aussi pas mal. Nous écoutons même les retours de (certains) de nos amis. Mais tous les choix sont les nôtres.

Comment vous situez-vous par rapport à d’autres festivals? Avez-vous des modèles, en France ou ailleurs en Europe?

Nous ne cherchons pas vraiment à nous situer par rapport aux autres mais uniquement par rapport à nos désirs. C’est la richesse de ce type d’activité ou d’activisme: fais le toi-même ! Nos goûts tranchent d’eux-mêmes avec d’autres propositions.

Ça ne veut pas que ce que les autres font ne nous plaît pas, loin de là. A vrai dire, on est même plutôt ravis qu’il y ait d’autres manifestations, ça élargit la gamme de ce qui est proposé par ici, c’est plutôt bon signe, c’est vivant et ça nous permet d’aller à des concerts pour les écouter, sans forcément les organiser !

Le festival s’exporte aussi dans d’autres villes de France, et même cette année jusqu’à Rotterdam. Pouvez-vous nous parler de cette volonté de décentralisation et d’expansion?

Quitte à mettre des artistes en mouvement, il est profitable pour tous qu’ils jouent un maximum, un peu partout. Ca mutualise des coûts et ça collectivise l’effort. Du côté de chez Sonic Protest, on a tendance à penser que c’est meilleur de faire certaines choses à plusieurs.

Comment donneriez-vous envie en une phrase à nos lecteurs de venir au festival, même sans connaître les artistes programmés?

Tout Schuss baby, tiens, je transformerais bien mes 33 T  de John Cage en frisbee. Si ça peut saigner, ça peut mourir ? Manger, c’est tricher ? Chouette c’est sympa tu verras ?