Dongs of sevotion est un album qu’il faut, sans hésitation, partager et se repasser sans arrêt. Car Bill Callahan y prouve enfin ce que ses fuligineuses ébauches lo-fi, sa constance à saccager méticuleusement son travail, n’ont pu indéfiniment cacher : un inestimable talent de songwriter. Combien de fois n’a-t-on pas qualifié cette musique de lacrymale, étriquée, un tantinet ennuyeuse, faite par un éternel adolescent et engluée dans des histoires de ruptures ? Et quoi, celle-là même, subitement avide de grands espaces, se serait enrichie d’une palette sonore bien plus large, devenant digne d’intérêt ? Voilà qui devrait faire se raviser ceux qui avaient claqué la porte du cagibi où se terrait le paria. Parce que l’on ne pense pas que cette profondeur nouvelle du son et de l’écriture se mesure uniquement en mètres cubes gagnés sur le néant : si le placard s’est transformé en loft, c’est bien qu’il s’y trouvait, dans un coin, les ressources pour s’agrandir (remarquées sur Knock knock). Autrement dit, il n’y a guère de miracles : Dongs of sevotion est l’aboutissement d’une dizaine d’années de compositions, parfois nées au forceps, de maturation, de rumination, d’erreurs et d’errance.

A ce titre, sa discographie constitue une passionnante biographie musicale -tout en ellipses et métaphores-, chaque disque étant un état des lieux dressé, sans complaisance, par le propriétaire. Si les textes mettent en scène le « je » de la narration, il n’est qu’un leurre, derrière lequel Callahan feint de se retrancher, pour balancer ses idées les plus tordantes et sinistres. On y retrouve ici pêle-mêle la schizophrénie, la mort, l’obscénité des ragots sur Devotion ou plus curieusement une Justice aversion.

Mais aujourd’hui, la musique, étonnamment épurée et affirmée, vient au secours d’un langage en faillite, à l’image de Dongs of sevotion, contrepèterie crue mais inachevée. Dans cette optique, Distance est bouleversant. La mélodie illustre une émotion libératrice, jusqu’alors inconnue chez Callahan. Il a déjà écrit des morceaux violents, recourant, au besoin, aux guitares saturées (My shell -electric version- sur Burning kingdom), mais l’émotion, plutôt que d’exploser, implosait. Ici, on est tout simplement bluffé par l’effet d’entraînement créé par la batterie de John McEntire, les guitares de Callahan et de Jeff Parker, enfilant les mesures d’un pas décidé. Et si la voix demeure imperturbable, on sent le souffle nouveau des instruments se propageant aux mots, leur communiquant une force inédite. Même effet pour Cold discovery qui joue sur la superposition : les guitares s’empilent, le piano égrène quelques notes aiguës dansantes, et le tout monte progressivement.

Bien sûr, les amoureux transis de Kicking a couple around, The Doctor came at dawn ou Red apple falls rêveront éveillés sur trois ballades noires : Easily led, Nineteen et Devotion. Et quiconque n’est pas pris de frissons, à l’écoute de ces morceaux empoisonnés, doit d’urgence se faire greffer un cœur. Mais ceux qui ne se sont jamais remis de Julius Caesar et de la cruauté du sublissime Your wedding (où Callahan résume comment il foutra en l’air le mariage d’une ex-compagne), comprendront toute l’ironie de l’électrique Dress sexy at my funeral. Callahan y demande à sa femme de mettre un peu d’ambiance à son propre enterrement : « And when it comes your turn to speak / Before the crowd / Tell them about the time we did it / On the beach with fireworks above us… / And in the very grave yard / Where my body now rests. » Respect.