Saccage, massacre, lacération, déchiquetage : avec leur quatrième album sorti sur Premier Sang, label tout nouveau tout beau du dessinateur Hendrik Hegray (à venir en version CD sur Editions Mego), Sister Iodine n’y va pas avec le dos de la cuillère et fait preuve d’une tendresse de bourreau, c’est le moins qu’on puisse dire. Avec quatre albums au compteur et le génocide d’une centaine de sonos en vingt ans d’existence (incluant des premières parties mémorables de Sonic Youth, Keiji Haino ou The Ex), Sister Iodine passe pour l’Attila des guitares électriques et le Pol Pot des amplis. Une chose est sûre : façonné dans l’urgence, Flame desastre (à prononcer « Flemme des Astres » ?) ne va pas réconcilier Sister Iodine avec le rock tel qu’il se conçoit en France, pas plus qu’il ne risque de faire grimper leur cote de popularité dans notre très conservatrice patrie. Leur généalogie est pourtant claire comme de l’eau de roche : Wire, This Heat, Whitehouse, Throbbing Gristle, Sonic Youth, Swans, DNA, Mars, Big Black, Napalm Death, Wolf Eyes, Hair Police… Mais voilà, en France, connais pas, ou si peu. Ecouter un tel brûlot sonore semble – de ce côté de l’Atlantique ou la scène rock alternative fait pâle figure – aussi surnaturel que de voir s’allumer un champ de néons sous une ligne à haute tension. Déluge torrentiel de larsens, pluie acide et giboulées noise, batterie-tyrannosaure à faire trembler la terre, guitares à 100 000 volts et amplis poussés à 11, brisure et raturage systématique des contreforts mélodiques, fréquences aigues vicelardes, convulsions bruitistes et rythmiques martiales, hélicoptère en chute libre au-dessus du volcan… Aouch, ça fait mal. Lionel Fernandez (lire notre entretien) et Erik Minkkinnen infligent à leurs guitares des traitements inhumains – contorsionnées, raclées et filtrées à travers tellement d’effets électroniques que leur son se mue en couinements abstraits – tandis que la force de frappe brutale et sauvage de Nicolas Mazet finit d’enfoncer le clou.

Sister Iodine dépèce le rock pour en garder la fibre la plus vitale, la substance punk primale : chaos, danger, urgence, énergie, nihilisme, insurrection et vertige psychédélique du feedback. Inutile de dire qu’on est ici bien loin du wok’n’woll tagada-tsoin-tsoin approuvé par Phillipe Manœuvre. Depuis la déstructuration no wave sous influence DNA / This Heat d’ADN 115, parsemée de sampling expérimental et de collages concrets, jusqu’au pétard mouillé de Helle sous influence Animal Collective / Wolf Eyes, puis l’abandon total dans le chaos primitif et le power electronics sur ce Desastre enflammé, c’est une tentative d’épuisement des formes à laquelle s’exerce inlassablement le trio, pas prêt de se voir couronner par Christine Albanel. Le rock de Sister Iodine n’a plus aucun garde-fous, c’est ce qui fait sa force mais aussi ses limites : sa singularité inconfortable ne tient parfois qu’au goût de la confrontation et à l’opposition de principe qui finit par obéir à un système en vase clos, cédant parfois à la facilité d’un nihilisme primaire. La stratégie conceptuelle, tendue et désarticulée des débuts a cédé la place à une puissance de destruction monolithique, parfaitement lisible et affirmée. Flame desastre laisse du coup peu d’espace pour respirer: menaçant, lourd et oppressant, cet album n’est pas facile à appréhender de prime abord, et révèle toute sa force dans l’interprétation live, donnant à voir des corps en action derrière la viscéralité du son. Sister Iodine pousse l’auditeur dans ses retranchements comme s’ils voulaient nous procurer un plaisir coupable. Mais qu’ont donc ces trois fous-furieux à nous dire derrière ces jubilatoires parpaings envoyés en pleine poire ? Déclaration de guerre ? Frustration sexuelle ? Auto-flagellation vicelarde ? Rébellion contre une civilisation de l’entertainment ? Reflet du néant de l’époque ? Actionnisme punk-noise contre fascisme soft et consensus mou ? Manifeste kamikaze comme ultime porte de sortie pour retrouver le nerf vital de l’existence ? Ou juste du rock d’avant-garde en phase de déliquescence terminale ? Laissons les interprétations de côté et jetons nous à corps perdu dans les flammes sans trop réfléchir. Cette « fuite en avant » aussi jubilatoire qu’éprouvante sonne comme un aveu de romantisme, et derrière l’uppercut sonore et la misanthropie aussi exagérée que dans les musiques de genre les plus « transgressives » (harsh noise, grind core ou black metal) se devine une belle perspicacité intellectuelle et un goût du sarcasme ravageur. Alors que les groupes en France se contentent de remonter le temps en recopiant sagement un rock à papa inoffensif et éventé, Sister s’inscrit dans l’histoire du rock « paria », celle des anti-héros de l’ombre qui n’apparaissent pas dans les media ‘officiels’. Sister Iodine l’a bien compris: c’est en réduisant les vieux meubles en charpie que peut surgir une forme libre et inventive, et c’est en en surplombant les ruines qu’on peut admirer un panorama vierge. C’est officiel : le rock est mort, mais son cadavre est encore agité de soubresauts convulsifs.