Semyon Kotko est un « opéra soviétique ». Créé en 1940, il avait sombré depuis dans un oubli particulièrement raisonné. En effet, les instances intellectuelles musicales de notre second XXe siècle ont montré une grande méfiance envers les œuvres plus ou moins ouvertement idéologiques et collaborationnistes. A ce titre, on appréciera l’anathème prononcé par Claude Samuel contre l’ensemble de la production de Chostakovitch. On avait l’impression que Prokofiev avait un peu moins pâti de ce terrorisme musical, tant la renommée de son Concerto pour piano n° 3, sa Cantate pour Alexandre Nevski, et Pierre et le Loup ont contribué à répandre son nom par-delà les frontières. De plus, son installation en Occident, à Paris en particulier, a entretenu l’illusion. Or il est maintenant manifeste que l’essentiel de ses compositions lyriques, s’appuyant sur des sujets « réalistes », avaient disparu de nos mémoires. En ce sens, le travail de réévaluation effectué par Valery Gergiev et son équipe du Théâtre Mariinski peut être tenu pour exemplaire.

L’œuvre en elle-même est passionnante. Certes, le livret est adapté d’un roman de Kataiev, écrivain de dernière zone. Certes, l’intervention de l’Armée rouge donne à la fin l’allure des plus mauvais happy ends hollywoodiens. L’histoire se passe dans un village ukrainien fin 1918, confronte Allemands et communistes, le tout relevé d’une intrigue amoureuse, d’un père à faire disparaître… Bref, rien d’exaltant a priori. Mais la mariée musicale est belle, très belle. La partition orchestrale oscille constamment entre post-romantisme (on invoque Tchaïkovski), naïveté populaire (Rimski-Korsakov, bien sûr) et modernisme violent (Moussorgski, Stravinsky et Chostakovitch se côtoient !). A titre d’exemple on proposera l’acte III, qui alterne de manière bouleversante la folie du pouvoir et de la guerre, la liesse populaire, les tourments sentimentaux, en des climats qui ne sont jamais loin les uns des autres.

Il n’y a peut-être que les orchestres russes qui soient capables d’exhaler toute la puissance, la force d’évocation, l’émotion (le mot est lâché) d’une telle musique. Des cordes jaillissent un souffle titanesque, magistral. Les cuivres sont de bout en bout les hérauts géniaux des cris du peuple. On se souvient alors que l’enregistrement a été effectué en direct lors d’une représentation à Vienne en 1999. Si, par le passé, Gergiev n’a pas toujours obtenu ce qu’il voulait de ses troupes, l’orchestre dégage ici une homogénéité, une intensité, une « pâte » unique qu’aucun orchestre français n’a jamais approchée et que seuls quelques orchestres allemands possèdent, l’âme en moins.

Sur scène, les voix rivalisent les unes avec les autres. Depuis toujours, on reste pantois devant la chaleur des timbres russes. Chaque chanteur tire son épingle du jeu. Dans le rôle-titre, Viktor Lutsiuk n’est peut-être pas le meilleur techniquement (usure du rôle) ; en revanche, sa voix de ténor-baryton sonne une charge dramatique à tout instant. Tatiana Pavlovskaya, dans le personnage de la chère promise, est remarquable de profondeur, de vitalité. Quant à Gennady Bezzubenkov, en plus-que-méchant, il n’a pas besoin de se forcer pour caractériser une voix naturellement évocatrice. Enfin, il y a les chœurs, toujours impressionnants d’unité, de vigueur, d’harmonie. Prokofiev a signé un opéra dans la plus pure tradition russe. Sublime est la musique, magique l’interprétation. On songe à ce que devait être la mise en scène de l’immense Meyerhold, hélas déporté en Sibérie juste avant les premières représentations et remplacé par Serafima Berman. Soviétique reste le contexte (et le sujet). L’art n’échappe pas si facilement aux contingences politiques…

Viktor Lutsiuk (Semyon), Lyudmila Filatova (la mère de Semyon), Olga Savova (la sœur de Semyon), Ievgeni Neketin (le président du Soviet), Gennady Bezzubenkov (Tkachenko), Tatiana Pavlovskaya (la fille de Tkachenko), Chœurs et orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, Valery Gergiev (direction)