Plus le temps passe et plus Scott Walker se refuse à la moindre facilité. Toujours à rebours des tendances (en pleine vague psychédélique, il écoutait Tony Bennett ou Sinatra), mais praticien d’une singularité aiguë, sa carrière a aussi souvent été entourée de malentendus : longtemps Walker n’a pas joui du succès qu’il méritait, ou il a été quasi ignoré dans son pays. Il a fallu la reconnaissance de Bowie et d’Eno en 1978 pour le changer en légende vivante, mais l’aura des légendes voile la vérité des musiciens et la carrière de Walker a continué d’être reçue à contretemps. Le plus singulier dans le parcours de Walker, c’est que plus le temps passe, plus il devient moderne, tout en restant singulièrement à l’écart du canon de la modernité. Walker flotte au-dessus des tendances et les effleure sans jamais s’y laisser prendre, par exemple lorsqu’il enregistre Climate of hunter en 1984 et fait semblant de payer son écot au post-punk et à la new-wave. On voudrait bien voir dans Bish Bosch une suite directe de The Drift.

Il y a bien certaines formes qui reviennent hanter l’espace musical : les guitares aux sonorités abrasives, les blocs de sons orchestraux dissonants et en nappes, directement prélevés chez Ligeti, Xenakis et la musique spectrale, les voix sépulcrales aussi. Bish Bosch n’est pas un terrain totalement inconnu. Il est pourtant plus abstrait, plus ésotérique et aussi moins cryptique que The Drift. Le précédent album était un album puissamment politique, et d’autant plus qu’il délivrait ses charges explosives de manière cryptée, comme des mots de passe qu’on se refilerait entre malfaiteurs. Walker a commencé à écrire les morceaux de Bish Bosch vers 2009. Comme toujours, la genèse a été longue et, plus que jamais, le disque semble le résultat d’un processus d’épure. Il est aussi moins inquiet (enfin, façon de parler…) que The Drift. Il faut dire que Walker s’est davantage entouré (Guy Barker à la trompette et BJ Cole à la pedal steel guitar, Mark Warman à la direction d’orchestre), lui qui ne joue qu’avec des compagnons de longues dates. Bish Bosch est aussi plus aéré, moins oppressant que The Drift (mais si peu !). Il est aussi moins lisible : alors qu’on pouvait se saisir de The Drift comme d’un disque politique, on peine à trouver le principe qui ordonne Bish Bosch, malgré quelques allusions aux dictateurs du siècle dernier.

A ne pas douter, cela constitue une part de la fascination qu’il exerce sur nous. Tout l’album raconte l’échec, la fin et la perte, mais dans des formes si précises et si aiguës que tous ces récits de désolation sont mis à distance, y compris par l’humour noir à froid de Walker. Au fond, Bisch Bosch est une grande messe mortuaire, le monologue opératique d’un désespoir noir d’encre, transpercé çà et là d’éclats métalliques et de lames orchestrales glaçantes. On entend par endroit passer des échos d’An Index of metals, la grand oeuvre bataillenne que Fausto Romitelli a signé avant d’être emporté par un cancer foudroyant, autant dans le son des guitares que dans les sons concrets du corps humain (les bruits de pets mêlés aux sons électroniques dans Corps de blah, qui dessinent une géographie de la déliquescence). Plus que jamais, Walker use des silences et des formats inhabituels, n’hésitant pas à étirer Zercon sur plus de vingt minutes d’orchestrations abstraites, ou faisant intervenir les instruments à contretemps (ici un clavecin, là un saxophone baryton, ailleurs encore d’étranges guitares métalleuses et un shofar dans Zercon). Ces partis-pris formels ont une manière bien à eux d’imposer leur temporalité. On a beau écouter et réécouter Bish Bosch, on ne le comprend pas plus que la première fois. Ce disque n’appartient clairement pas à l’actualité discographique, celle qui fait circuler dans un temps toujours plus rapide le flux accéléré de la musique, des musiques.

Bish Bosch est là comme un monolithe, opaque, et malgré ses silences, tous ses sons semblent s’agglomérer de manière à résister à l’entrer de l’auditeur dans l’espace musical, à l’image de ces sons de lame aigus à la fin de Corps de blah. A l’évidence, ces choix font de Bish Bosch une oeuvre importante. D’habitude, on se méfie de la musique qui avance à visage découvert et s’affirme d’emblée comme du grand art. On lui préfère les manœuvres plus modestes de ceux qui préfèrent la contrebande. Mais pour Bish Bosch, on fera sans difficulté une exception.