Quelques secondes. C’est tout ce dont a besoin Criminal, album perdu du street-rapper bostonien Dinitri Behrmann alias Scientifik aujourd’hui retrouvé aux bons soins de Traffic Records, pour nous ramener dans les arrières-cours sombres de cette année 1994 si riche pour le rap Eastcoast le plus abrasif. Quelques secondes et un piano grêle, un saxo 1980s, une ligne de basse sale et vrombissante : Lawtown, premier morceau de ce bref album (10 titres) ramassé comme un poing sur la crosse d’un automatique, n’a pas besoin de plus pour ressusciter le souvenir de cette période crépusculaire et grandiose. EdOG est à la manoeuvre derrière la console, qu’il cède ensuite aux futurs DITC Buckwild et Diamond D, puis à un jeune RZA tout juste transformé en Maître Wu-Tang, offrant ainsi au rapper de Boston une ahurissante affiche new-yorkaise millésimée -il y a du Illmatic dans cette Dream Team de bonnes fées en crate-digging penchées sur les instrumentaux d’un rapper encore en devenir.

Bien sûr, Scientifik n’est pas Nas, dont le manifeste inaugural stupéfia le public hip-hop la même année. Ne serait-ce que parce que Criminal était en fait déjà son deuxième album, après The Most blunted que lui avait produit de façon tout aussi underground son mentor EdOG en 1992. Et ensuite, plus fondamentalement, parce que Scientifik ne cherchait pas à rivaliser avec l’élégance canaille du petit génie de Queensbridge ; ses rimes à lui, qu’il assène d’une voix grave et assurée, sont brutales, frontales, rythmées comme une volée de baffes dans la gueule ou un éclat de rire après une bonne bagarre. Il y a un peu du Tim Dog de Penicillin on wax dans cette mâle posture, mais un Tim Dog qui aurait aussi écouté Guru de Gangstarr, cet autre exilé bostonien transfiguré par les rythmes sombres de la Big Apple.

Car c’est à un pur produit de l’efflorescence new-yorkaise pré-Puffy que l’on a affaire ici, un classique ressuscité d’une époque qui n’en fut pas avare, et qui vit se lever à l’Est les soleils noirs de Jeru The Damaja, MOP, Mobb Deep et autres soldats Wu-Tang. Pour nos oreilles désormais plus habituées à l’electro post-Mannie Fresh et aux hooks à 50 centimes, ces breakbeats enfumés, ces samples craquants venus tout droit du creux des reins des 60s-70s, ces lyrics à ras du bitume réveillent les fantômes de ce deuxième âge d’or du hip-hop, et propulsent Criminal directement entre, mettons, le redoutable Enta da stage des Black Moon et le rebondissant Ready to die de Biggie, pour rester dans le millésime 1993-1994.

Du premier, il retient l’âpreté directement arrachée à la rue Eastcoast, cette approche noircie à plaisir de la vie des fantassins du ghetto, vue à travers leurs yeux; là où, bientôt, le hip-hop US ne jurera plus que par le Tony Montana mégalomane et cocaïné de la fin, seul et aveuglé par sa puissance dans son palais Pen & Pixel, en 1994 la Côte Est ne rêvait encore que du premier Tony, le petit truand mal dégrossi et enragé, la tête pleine de rêves de grandeur (des rêves en apparence criminels mais qui devaient aussi, qui devaient surtout se comprendre comme des métaphores de l’excellence hip-hop, selon un schéma bien connu depuis Ice-T -voir Still an herb dealer ou I got planz). Avec ses basses étouffantes et ses claviers parcimonieux (un soupçon de guitare passe sur le As Long As You Know produit par RZA) montés sur des beats encore marqués du sceau des JBs, Criminal retourne ainsi un terreau sur lequel s’épanouiront l’année suivante les fleurs obscures du The Infamous de Mobb Deep et des premiers albums solo de Raekwon, GZA et ODB, qui plongeront un peu plus profond encore le hip-hop new-yorkais dans les eaux noires du crime et du désespoir.

Mais du second, qu’il faut vraiment réécouter aujourd’hui, tant son souvenir s’est estompé face au mythe étincelant de 2Pac, il emprunte l’alliage entre ce naturalisme de rue si typiquement NY et la musicalité élastique du gangsta-rap made in LA alors en pleine transmutation G-Funk. Signe de cet œcuménisme inter-côtier, les NWA Dre et Cube sont invoqués sur un Overnight gangsta anti-bouffon dont l’ambiance évoque d’ailleurs fortement le Deep Cover de Dr. Dre, tandis que, quatre titres plus loin, Fallen star se place pour sa part sous les auspices des grands parrains du réalisme à la new-yorkaise, Melle Mel et KRS-ONE. Et la plupart des dix titres de Criminal empruntent à ce double modèle, offrant aux miniatures street de Scientifik (le pimpologique Yeah daddy, le tour des ghettos de la Côte Est Jungles of da east…) le même habillage mélodique et syncopé qui fait immédiatement hocher la tête et bouger le corps.

Tout juste pourra-t-on regretter un Downlo Ho dont la production linéaire ne met que trop en exergue la misogynie unidimensionnelle. L’ensemble est cependant d’une impressionnante homogénéité, démontrant ainsi par l’exemple l’existence et la force créatrice de cette Ecole austère que balayera bientôt l’esprit de jouissance décérébré des années Puffy. Scientifik, pour sa part, n’en goûtera pas les fruits trop sucrés ; après avoir rejoint tant d’autres sacrifiés de l’industrie du disque lorsque la banqueroute de son label priva Criminal d’une vraie sortie commerciale, il finit tragiquement, à 26 ans, un jour de juin 1998, dans un étrange accident de voiture -les sauveteurs le retrouvèrent aux côtés de son amie, avec tous les deux une balle dans la tête. Ce disque est désormais son mausolée. C’est aussi un putain de bon album.