Le lieu intrigue mais a son sens : sept « hommes en noir », classe par simplicité, dans les coulisses du Trianon, sol d’un jaune défraîchi, atemporel. Le décor est posé, celui d’un disque qui a un pied dans le passé et l’autre dans l’avenir. Le passé revenant au genre codifié des « Tributes », hommages aux grands de ce siècle, ici au maître et ange gardien Astor Piazzolla, qui a toujours accompagné le parcours de Richard Galliano. L’avenir, lui, renvoie aux rencontres musicales, celles de Galliano avec six musiciens classiques chevronnés. Mais l’art et la vie ne se résument ni à des dates, ni à deux temporalités ; tous vous le diront, le tango est une façon de sentir le monde, « une musique bizarre / accompagnée du corps / des lèvres et des dents / comme si on la mâchait », comme l’écrivait Fernán Silva Valdés. Ce tango dont Piazzolla avait fait éclater les frontières musicales dès 1969, Galliano l’a longuement goûté. Dix ans d’amitié avec le maestro, jusqu’à sa mort en 1992, puis l’album New York tango en 1996, ont mué cette musique en une sève alimentant chacun de ses projets musicaux. Les connaisseurs diront que toute la carrière de l’accordéoniste est elle-même un hommage à la force de composition de Piazzolla.

Pourquoi ce « Tribute » aujourd’hui ? Officiellement, pour célébrer les 10 ans de la mort de l’Argentin. Piazzolla forever sonne en tout cas comme un mariage, un pacte « à jamais » que seule l’énergie de ce concert au Festival de Willisau, en août 2002, pouvait sceller. Un hommage à l’ami mais, aussi, aux racines communes, au sang italien qui transpire dans leur tango, une musique dont le principal argot, le « lunfardo » des faubourgs argentins, regorge de mots génois ou français. Dix compostions de Piazzolla et une de Galliano, donc : onze histoires vibrant du même souffle, quatre saisons s’ouvrant sur le tourbillon de cordes d’ Otoño porteño et du pizzicato possédé d’Invierno porteño, comme si la stupeur était saisie au vif. Une couleur que les boutons de nacre de Galliano impriment aussitôt d’une tendresse à laisser pantois les plus insensibles, dans la Milonga del angel, cette sœur aînée du tango, synonyme aussi de femme légère. Une douceur ambiguë qu’on ressent vite ici. Patience et folie décrètent chaque morceau comme autant de mouvements à suivre, des pulsations en boucle, des escalades nerveuses ou des rechutes en sombres saccades. Brièveté du trait de Michelangelo 70, menant sur deux compositions plus intimes du disque : un accordéon solitaire pour revisiter le légendaire Libertango de Piazzolla, suivi par un morceau de Galliano lui-même, Laure et Astor, à écouter comme une saynète dramatique. Le rideau se ferme sur deux cris d’espoir. Certains y entendront des notes évadées de Bach ou de Bartok. D’autres verront les « quatre saisons » défiler sous leurs yeux. On repart avec le souvenir d’une intense complicité musicale et d’une déclaration d’amitié magistrale.