2003. Après deux albums « expérimentaux », Kid A et Amnesiac, où le groupe anglais a tenté, en vain, d’éduquer les masses au détail (« Dieu gît dans les détails » comme on dit), et au son au milieu du silence (une voix dans le désert), Radiohead revient, sans autre ambition désormais que d’énoncer l’absence irrémédiable, irréversible, d’espoir. Groupe désespéré s’il en est, Radiohead n’essaie même plus, comme son cousin d’infortune et de Montréal, Godspeed You ! Black Emperor, de faire violence au cochon d’auditeur, pour lui faire entendre raison, ni même lui faire « entendre », tout court. Tout est plié dès la première chanson, à l’intitulé orwellien, 2+2=5, disant le règne du mensonge, de la contre-vérité, du vol, du diable, en lettres majuscules : « IT’S THE DEVIL WAY NOW / THERE IS NO WAY OUT / YOU CAN SCREAM AND YOU CAN SHOUT / IT IS TOO LATE NOW / BECAUSE / YOU HAVE NOT BEEN PAYING ATTENTION ». Vous n’avez pas fait attention et la catastrophe est déjà derrière vous. Vous n’avez pas fait attention parce que le rapport signal / bruit a fini par privilégier le deuxième terme du rapport, définitivement. Vous avez écouté, mais vous n’avez pas entendu.

Résigné, Radiohead. L’Empire est total et vous pouvez reprendre en choeur « Hail to the thief ». Les témoignages ne signifient plus rien : « All evidence has been buried / All tapes has been erased ». Le corps est un corps déjà mort (Go to sleep), au mieux, nourriture pour vampires-nécrophages : « We want the sweet meats / We want the young blood / We suck young blood ». Dès lors, à quoi bon parler « musique » ? Vous dire que le nouvel album de Radiohead est moins intéressant musicalement, moins pertinent ou impertinent (à votre goût), que les deux derniers, à quoi bon ? Moins d’electronica (ou moins de recherche dans l’electronica), moins d’ondes Martenot, moins d’ampleur et de silence, à quoi bon ? Plus de guitares, plus de rock, « le groupe revient en arrière », quel intérêt ? Des mélodies, oui, du piano, et des basses seventies, en effet. Voilà, c’est dit.

Radiohead est évidemment un groupe important pour son rôle critique-intégré dans la société-marché de la malbouffe musicale. Les seuls à dire à grand-public le dégoût de soi, à réfuter l’apparat star, et à dénoncer le cirque culturel comme névrose morbide. Pas d’identification possible avec des zombies. Seul Kurt Cobain a été aussi loin, en passant à l’acte, refusant l’immortalité mythologique qu’on lui avait attribuée de force. Le suicide de l’idole est la dernière solution quand les gens ne peuvent plus la tuer eux-mêmes. Hail to the thief est un suicide de cet ordre, anticipant le grand suicide collectif d’un peuple qui finira bien par s’idolâtrer lui-même totalement.