Prince Rogers Nelson est un génie. Il pourrait sembler paradoxal de commencer la chronique d’un bon disque, mais pas génial, par une affirmation aussi définitive sur son auteur. Surtout lorsque l’auteur en question a surtout brillé ces dix dernières années par son talent à louper tout ce qu’il a entrepris, lancé comme une machine folle sur la route du suicide commercial.

Et pourtant. Durant ces années 90 particulièrement piteuses pour l’Artiste connu anciennement sous le nom de Prince, quelque chose a fait que, même si on n’achetait plus ses disques (à part le Black album, bien sûr, mais il datait de 1988), on n’a jamais complètement cessé de croire en Prince Rogers Nelson. Ce quelque chose qui nous avait poussé, il y a un an, à acheter en import The Rainbow children, ce « nouvel » album de Prince qui trouve enfin la voie d’une distribution correcte en France, un an après une sortie tellement confidentielle donc qu’on avait peine à croire que le type qui l’avait réalisé avait vendu un jour des dizaines de millions de disques.

Ce n’est sûrement pas ce nouveau concept-album à rallonges (il ne peut décidément pas s’en empêcher…) qui va aider Prince à retrouver ces sommets. Mais ça tombe bien, car ce n’était manifestement pas le but. Adoptant un profil étonnamment bas (ni son nom ni son visage n’apparaissent sur la pochette du disque, et il faut ranger le CD dans son étagère pour s’apercevoir que sa photo figure sur la tranche), il utilise le prétexte d’une histoire vaguement biblique de chute, d’esclavage et de rédemption (ses grandes obsessions des années 90) pour offrir, dans un climat étrangement apaisé et jazzy, son interprétation de quarante ans de musiques noires américaines. A tel point que le premier morceau que l’on pourrait vraiment qualifier de « Princien » n’arrive qu’au huitième titre, le syncopé 1+1+1 Is 3, dont les claviers vibrillonnants nous rappellent le bon temps de Paisley Park, et qu’il faut attendre le treizième titre (The Everlasting now) pour trouver une vraie jam funky.

Entre temps, Roger Nelson aura pas mal parlé dans son vocoder et, surtout, embrassé presque tous les styles de la great black music de ces quarante dernières années, avec une modestie qu’on ne lui connaissait pas : la longue suite éponyme qui ouvre le disque le teinte d’ambiance 70’s où passent les ombres de Stanley Clarke et, dans les choeurs, du What’s happening brother de Marvin période What’s going on. Digital garden saute une décennie avec ses accents Go-go, pour s’abîmer dans un maëlstrom de guitares. The Work Pt. 1, qui accueille la basse du grand Larry Graham, pulse un funk JBs, ahanements compris, là où Everywhere donne dans le Salsoul ressuscité par les MAW (façon It’s allright / I feel it). On entend même Martin Luther King sur Family name. Bref, Prince n’a jamais autant cité dans un de ses albums, lui qui à sa grande époque ne ressemblait à personne.

Et c’est justement ce qui rend ce disque intéressant : c’est le disque d’un classique. C’est un disque d’après la célébrité, d’après le succès, d’après la consécration. C’est le disque d’un artiste, d’un génie qui estime ne plus devoir se montrer génial. C’est le genre de disques que Ray Charles sort depuis trente ans, sans que quiconque ne songe à le lui reprocher. Rendons donc cette justice à Prince : il ne produira jamais plus, probablement, de nouveaux 1999 ou Sign‘O’the times. Il produira désormais plutôt ce genre de disques. Il lui aura fallu dix ans pour l’accepter. On a connu des destins plus tragiques.