Il se sera écoulé presque quatre ans entre le célébré May Day et ce Big Issues Printed Small. Le musicienfranco-scandinave Peter Von Poehl (qui a aussi été le guitariste du groupe A.S Dragon) a ainsi pu s’adonner à la composition de musiques de films (L’ArnacoeurLa Guerre est déclaréeMain dans la Main, Vanishing Waves). Il est revenu en mars avec ce nouvel album, arrangé par son complice Martin Hederos, et enregistré en une journée avec un orchestre complet de cordes, bois et vents, avec l’objectif de faire « un disque d’orchestre lo-fi ». Entre musique populaire américaine (Townes Van Zandt, Nik Drake, Bob Dylan), musique de films (Michel Legrand, Ennio Morricone), pop anglaise baroque (Scott Walker, Divine Comedy), ces symphonies de poche (« grandes questions imprimées en petit ») , évoquant le sentiment amoureux ou l’inquiétante étrangeté que ressent partout l’apatride, éclatent en harmonies classiques-pop supérieures, à la fois ambitieuses et modestes, comme leur auteur, qu’on a rencontré.

 

Tu as une vie très nomade depuis plusieurs années, entre Paris, Berlin, la Suède. Est-ce que ça influe sur ta musique ?

C’est un peu malgré moi. J’ai commencé à voyager quand j’avais 16 ans, en Autriche, en Espagne, en Amérique du Sud, et peut-être que le fait de faire de la musique n’est pas un hasard : en voyageant beaucoup, on voudrait toujours appartenir à un territoire, une communauté, une famille, et on n’y arrive jamais vraiment, on se sent toujours un peu étranger partout… De manière un peu inconsciente, finalement, faire de la musique est une manière de faire coïncider mon activité à cet état.

 

Tu as enregistré ton dernier album complètement live, en une seule journée. Pourquoi ce choix ?

Au départ, c’est venu d’une proposition de faire un concert pendant un festival d’été, avec un orchestre complet. Après mon premier album en 2006, j’ai beaucoup tourné, puis j’ai fait un deuxième album et je suis reparti faire des concerts, et là en 2009, je voulais m’arrêter un peu, faire autre chose, de la musique pour le cinéma par exemple. Mais cette proposition de concert m’a relancé sur l’envie de faire un nouvel album. J’ai contacté un arrangeur suédois, Martin Hederos, j’ai écrit de nouvelles chansons, et six mois plus tard, on avait un album. Qui sort trois ans plus tard seulement ! Pendant ces trois ans, on les a rejoués avec différentes formations en changeant, améliorant les arrangements, pour finalement entrer en studio et enregistrer, en une journée, en effet. On était vraiment prêts à le faire de cette manière. Cette journée d’enregistrement a été un moment dans la vie de ses chansons, car elles continuent d’évoluer, de changer. On les a figées sur bandes, il fallait faire une ou deux prises par chanson, et ç’a été une journée de folie.

 

L’album est donc comme une sorte de photographie ?

Oui, exactement, et même, comme un polaroïd : je ne voulais pas qu’on ait une reproduction exacte, précise, de ces chansons, où chaque éléments aurait été bien distinct des autres, mais plutôt avoir une approche contraire, plus lo-fi, avec le moins de micros possibles, pour finalement révéler, non pas des défauts, mais une réalité un peu distordue, comme avec un polaroïd. Du coup, on entend beaucoup de détails de la réalité, qui n’apparaitraient pas sur un enregistrement en studio.

Est-ce qu’il y avait dans ce choix une volonté de faire œuvre de musicien, c’est-à-dire de privilégier la musique jouée, vivante, voire une certaine virtuosité, ce qui disparait dans l’enregistrement en studio et l’édition sur ordinateur… ?

Oui, évidemment. En général, je produis mes propres disques, et j’ai toujours eu un contrôle sur ma propre musique, grâce à l’ordinateur, qui n’a pas toujours été heureux, à mon avis. C’est tellement facile de revenir sur une prise, de refaire une voix, que sur mes propres albums, je trouve que ça ne fonctionne pas toujours très bien, que je ne suis pas toujours la bonne personne pour juger. Je voulais donc m’interdire cette possibilité. Si quelque chose n’allait pas, il fallait tout refaire, or on n’en avait pas vraiment le temps, donc l’album est tel qu’il est.

 

On dit souvent : « le mieux est l’ennemi du bien »…

C’est très juste. Mon oreille s’est par exemple déshabituée, à force d’écouter de la musique enregistrée, aux variations de hauteurs, de volume, de la voix humaine. C’est pour ça que j’apprécie les concerts, où on entend des choses qui ne passent plus sur disques, du fait du degré de contrôle qu’on peut avoir sur le son : en enregistrant les instruments un par un, dans une pièce spéciale, en masterisant tout pour empêcher les dynamiques… Et finalement la musique enregistrée, acoustique en tout cas,  devient assez ennuyeuse à écouter. La dynamique est très importante en musique, et elle a complètement disparue.  Il y a une sorte de « chasse au niveau » dans les productions actuelles qui les rendent impossibles à écouter. Mon album a été masterisé, mais très légèrement comparativement à ce qui fait normalement aujourd’hui…

 

En même temps, le disque est aussi un produit de studio, il y a cette idée de tricher avec la réalité…

Bien sûr, la musique populaire a toujours accompagné la technologie. Et je referai sans doute des disques de « producteur ». Même si j’enregistre en général sur bandes, je retravaillerai peut-être en numérique. Mais il y a une précision en numérique qui me dérange, les enregistrements sur bandes analogiques sont plus faciles à gérer, à mixer. C’est une autre manière de tricher.

 

Tu as composé pas mal de musiques de film et certaines chansons de ce nouvel album ont une dimension cinématographique, avec une narration et des personnages, comme To the golden rose, ou Twelve twenty one.

C’est vrai que ces deux chansons sont spécifiques. Ce ne sont pas juste des sortes de natures mortes, des situations qui seraient arrêtées dans le temps, comme les autres morceaux, mais elles contiennent un mouvement, une histoire, avec un début et une fin. Leurs paroles parlent moins d’un sentiment abstrait que de situations vécues, un épisode, avec des personnages. Ca peut effectivement s’apparenter à la mise en musique d’une histoire, comme on le ferait pour un film. Composer des musiques de films est finalement parfois plus facile, parce que les images peuvent être tellement fortes et inspirantes, qu’elles donnent toutes les clés. C’est un exercice très plaisant.

 

Une autre chanson contient une histoire, c’est The Archaeologist, qui raconte tes retrouvailles avec la maison de ton enfance. Faut-il l’entendre comme une métaphore ?

Tout le disque parle un peu de la question des origines. Le fait d’avoir une vie nomade rend tous les paysages à la fois familiers et très étranges. La chanson parle d’une démarche un peu absurde, archéologique : ouvrir toutes les boites ne rend pas les choses plus claires.

 

Ca peut s’apparenter à « l’inquiétante étrangeté » de Freud ? Le mot allemand, « unheimlich » contient à la fois les idées de « foyer » et d’étrangeté, ce qui fait qu’on peut le traduire aussi par « étrangement familier »…

Oui, « uncanny » en anglais, c’est exactement ça : le lieu est contradictoirement familier et étranger.

 

Il y a une autre chanson qui m’a fait penser à une métaphore, c’est Pen Friend, qui peut aussi évoquer ton statut de chanteur, à la fois loin et proche : « A friend in need is a friend indeed/ I’ll be the lines and lips you read  /In silence, I’ll keep you company/For nothing in return »

Oui, c’est vrai. La chanson parle d’un ami. Mais elle est plus large que ça. Elle parle encore une fois d’appartenir à quelque chose, à une famille, un groupe d’artistes, ou à un lieu, un pays, mais dans une relation ambigüe, où on se sent rejeté, mais où l’on rejette aussi.

 

Musicalement, tu te situes dans quelle sorte de famille, justement ? Pour parler précisément de références, d’influences, j’ai pensé à Scott Walker, Townes Van Zandt, Nick Drake…

Oui, ma musique s’inscrit dans une lignée assez classique de la musique populaire. Ce sont des musiciens que j’aime beaucoup. Peut-être un peu moins Scott Walker, que je n’ai pas autant écouté, mais il parvenait très bien à combiner orchestre et groupe de rock, alors que ce n’est pas toujours réussi par ailleurs, c’est un exercice compliqué. Mais j’aimerais bien faire partie d’un label, d’un groupe, de copains, de musiciens. Malheureusement, je n’ai jamais vraiment vécu ça. Cependant, quoiqu’on en dise, je trouve que la musique aujourd’hui n’est pas du tout en crise, qu’elle est au contraire très créative, inventive, et je me sens proche de plein d’artistes actuels, donc je ne me sens pas seul du tout…

 

Peter Von Poehl  –  Big Issues Printed Small (PVP / Differ-ant)