Quand les deux premiers albums de Papier Tigre (lire entretien) nous sont arrivés en pleine tête, coup sur coup en 2007 puis 2008, nous sommes tout de suite tombés en amour avec ce groupe qui réactivait d’un violent coup de piston le système cardio-vasculaire fatigué du rock français (avec, dans son sillage, quelques passionnantes units math-quelque-chose ou bidule-core plus ou moins proches, telles que Room 204, Argument, Marvin, Pneu ou Sincabeza) autant que quelques glorieux et inaltérables aînés US, dont il héritait avec grâce : The Jesus Lizard, Shellac, Fugazi ou Don Caballero. Pleins à craquer d’hymnes taillés pour les émeutiers de demain, sans pour autant intégrer de posture consciente, ces deux disques enchaînaient des chansons ultra-denses et aussi instables que le camion que Montand trimballe dans Le Salaire de la peur, l’accident de fin de parcours en moins. Urgence, vitesse, discontinuité étaient les maîtres mots d’une musique puissamment stimulante, à la fois adulte dans sa maîtrise, sa distance et son intelligence, et adolescente dans sa fougue et son désir manifeste d’en découdre.

The Beginning and end of now était plein d’une hargne glacée qui lui donnait son charme et sa sècheresse, Recreation tempère un peu la formule. Pas en la rééquilibrant (le trio s’en tient toujours à ses deux guitares, son absence de basse et sa batterie) mais en la réchauffant un peu, en la polissant aussi. D’une part, les titres semblent moins improvisés qu’auparavant : le groupe compose toujours en jammant, mais recourt moins souvent à ces formats denses et brefs qui s’ouvrent sur une déflagration et s’achèvent en implosant. Les titres s’étirent, s’engluent en stases ou en équations répétitives (merveilleux Afternoons), introduisent ici ou là un petit balancement chaloupé frondeur. Le groupe capitalise toujours sur ses lents crescendos hardcore mais se plaît de plus en plus à en différer l’issue… jusqu’à parfois l’oblitérer totalement (The Late reply).

Là où, il y a quatre ans, Pasquereau, Parois et de la Grandière fonçaient en droite ligne et à l’unisson, ils effectuent ici quelques détours, s’écartent du sillon qu’ils creusent, y reviennent à toute vitesse pour mieux décélérer dans la seconde qui suit (I’m someone who dies). Ont-ils pris goût à la sophistication et à la science de l’arrangement là où, auparavant, l’intelligence du trio tenait surtout à sa manière d’exploiter le lien nerf-muscle-cerveau selon une économie toute neuve ? Ils truffent désormais leurs chansons de motifs qui s’ouvrent et se ferment comme des parenthèses éphémères (Wandering cage), chatoiements sonores qui captivent ou détournent l’attention ; ils introduisent ici quelques ricochets percussifs (Teenage lifetime), là quelques harmoniques virevoltantes : tout un art, on n’ose pas dire de l’enluminure, mais du détail qui frappe en plein coeur au moment crucial. Sans compter l’apport décisif de John Congleton (The Paper Chase, producteur aussi pour Explosions In The Sky – c’est par eux, d’ailleurs que s’est faite la connexion – Bill Callahan, Clinic, Wolf Parade et une myriade de groupes indés), qui s’emploie ici à maximiser la définition de chaque texture : l’amplitude du vrombissement d’un accord à la fin de Teenage lifetime, les bruissements électriques d’Afternoons, le sons aigrelet du métal des cordes dans telle salve d’accords ou au contraire leur matité épaisse de tel ou tel riff de Chimera, les petits feedbacks doublés de percussions de I’m someone who dies.

On en oublierait presque ce qui nous a fait aimer ce groupe à ses débuts : sa virtuosité lorsqu’il s’agit de moduler ses vitesses, son talent pour traverser les passes électriques les plus véhémentes par de purs moments d’ébullition pop, sa façon de cadrer ses morceaux à l’aide de monorythmies sur les toms avant de faire pleuvoir des salves de coups sur la caisse claire. Tout cela est bel et bien là, un peu dissimulé sous l’avalanche de détails que le travail de Congleton fait ressortir. A l’arrivée, on ne vous dira pas que Recreation est leur meilleur disque (on les aime tous), on vous épargnera même le couplet sur « l’album de la maturité », mais on vous dira quand même que c’est leur disque le plus abouti. Eh oui, on est comme ça, nous.