Si Montélimar est réputé pour son nougat et Francfort ne jure que par ses saucisses, c’est à Glasgow qu’on déguste la pop indé, une tradition artisanale qui se perpétue depuis… quand au fait ? La réponse est contenue dans ce CD qui retrace les débuts d’Orange Juice, groupe secrètement adulé, dont l’influence fut inversement proportionnelle à la célébrité. A Glasgow, c’est bien connu, il pleut comme vache qui pisse 394 jours de l’année, on se les gèle sévère et on s’y morfond autant que le ciel est plombé. Bref, une vraie chienlit : hormis les tournois de fléchette entre deux rasades de houblon, point de salut pour les djeuns du cru. C’est dans ce cadre pas franchement funky qu’émergent pourtant à la fin des années 70 une « nouvelle vague » pop dont les instigateurs affichent une nonchalance salutaire au milieu du marasme social et du nihilisme punk. Mené par Edwyn Collins, graine de dandy et beautiful loser (qui sortira de l ‘anonymat grâce au tube A Girl like you en 1996), Orange Juice troque les oripeaux punk contre des costards impec, les instincts belliqueux contre une ironie mordante, le chaos contre des mélodies « ligne claire » et l’agressivité contre une sensibilité à fleur de peau. Avec leurs alliés Aztec Camera, Josef K et The Fire Engines, le gang des quatre mécréants contribue à édifier cette école écossaise sous la bannière du Do-It-Yourself, raillant l’establishment londonien rongé par les intérêts commerciaux autant que les poncifs machos véhiculés par le rock (« No more rock n roll for you » est scandé en guise de manifeste sur Poor old soul). Arborer la coupe au bol et passer pour des fags (traduire par « pédales »), rien de plus arrogant pour l’époque. Une façon d’affirmer leur propre version du punk : une âme expérimentale, volontiers sarcastique, en phase avec une inaltérable « joie de vivre » (« The fun begins as soon as you stop your whining ») et un caractère de cochon (« Sorry to moan but it’s what I do best »).

Après quelques années de rodage sous le nom Nu-Sonics, Orange Juice trouve sa voie en 1979, avec pour modèle proclamé le Velvet Underground (période Factory), le punk art new yorkais (Television, Talking Heads, Richard Hell…), la britpop des années 60 (Kinks, Monkees, Lovin Spoonful…) et la musique noire américaine (Al Green, les productions Stax et Motown, Chic, Sister Sledge…). De cette combinaison inédite naît un son (lo-fi), une esthétique (arty) et une attitude (happy) qui engendre la vague twee pop et fait des émules chez une kyrielle de groupes chouchoutés par la presse : Smiths, Pastels, Wedding Present, Jesus & Mary Chain, Orchids, Belle & Sebastian, Arab Strap et les premiers de la classe Franz Ferdinand, pas nés de la dernière pluie. The Glasgow school regroupe les quatre premiers singles d’Orange Juice sur l’obscur label Postcard, ainsi que le premier album Ostrich churchyard, dont la réédition comblera fans et profanes (priés de se procurer par la suite l’indispensable deuxième album, You can’t hide your love forever).

Les chansons, bien que sous-produites, surprennent à la fois par leur fraîcheur intemporelle, le relief et la rigueur de leurs structure : basse saillante, guitares espiègles, mélodies sautillantes, vélocité rythmique… Rien que des bijoux, ou presque. Ecouter Falling and laughing, Love sick ou Poor old soul réconcilierait n’importe quel coeur brisé avec la futilité tragi-comique de l’existence. Sur Ostrich churchyard prédominent les ballades à la tonalité plus velvetienne que jamais (Louise Louise, In a nutshell, Intuition told me). Quant à la « Peel Session » qui clôt le disque (Blokes on 45), c’est l’une des premières tentatives recensées de mariage contre-nature entre punk et disco qui n’a rien à envier à LCD Soundsystem et consorts.

Le perfectionnisme d’Edwyn Collins est perceptible à chaque instant, jusqu’à son propre timbre de voix (Jonathan Richman meets Brian Ferry), égrenant des textes où le cynisme se dispute au romantisme (« Only my dreams satisfy the real beat of my heart »). Autant dire qu’on est loin des aquarelles pastorales et du pathos puceau geignard, monnaie courante chez les apprentis poppeux à côté de la plaque. Croisés de l’indépendance comme moteur créatif et non comme gimmick factice, Orange Juice était un groupe sans compromis, alternative à l’alternative, bousculant les codes musicaux en vigueur à l’époque pour créer un amalgame de styles inattendu, avec beaucoup de classe et de dérision. Mine de rien, une révolution à part entière dont l’orthodoxie pop n’a pas fini de sentir les effets. Burn, anorak, burn !