Il y a dix ans sortait donc le deuxième album de Nine Inch Nails, deuxième album d’un vrai faux-groupe, machine métallique entièrement régie et contrôlée par une tête à claque juvénile touchée par la grâce. Son prédécesseur était un étonnant alliage industriel et poppy, qui humanisait l’EBM la plus froide et lui faisait miroiter des vrais dollars. Skinny Puppy lessivés, Cabaret Voltaire dépassés, c’est Los Angeles qui devenait un surprenant eden indus’. Mais rien ne laissait présager pourtant du fabuleux bond en avant, de la claque esthétique fatale que fut The Downward spiral à l’orée des nineties : un disque blindé d’idées qui regarde toujours la postérité, dix ans après, avec la même arrogance géniale, et qui, figurez-vous, et c’est un miracle, n’a presque pas pris une ride. Trent Reznor partait pourtant perdant de ce côté-ci de la musique, en plein boom indie. Tête à claque, effectivement, teintée corbeau, obsessions éculées, lyrics débiles (celles de The Downward spiral n’y échappent pas), pose misérabiliste fatigante comme une caricature de l’idole Ian Curtis, transgression de petit garçon qui n’ose même pas rire de ses gros mots. Ce n’est pas pour rien que Reznor a fait naître, malgré lui, le pénible Marylin Manson.

Mais la grâce était, est et sera toujours ailleurs : dans les trouvailles de composition, le jeu des contrastes, les ébouriffantes étrangetés du mixage, le souci vertigineux des détails, des textures : la spirale ne faisait pas que descendre, elle s’agitait plutôt en grand-huit pour les oreilles. Derrière la simplicité indus, metal, pop, les boîtes à rythmes piquées à Depeche Mode, il y avait les intrigantes et innombrables étrangetés qui témoignaient d’un vrai esprit de laboratoire à l’oeuvre, animé par un étrange feu moderniste. En 1993, Nine Inch Nails ne ressemblait effectivement à rien de connu. Tout agaçante que sa figure geignante pouvait être, Reznor était alors un control-freak illuminé, dont les idées excentriques résonnent avec une rare brillance avec le recul de cette édition remarquablement remasterisée. On mesure même probablement mal, une décade plus tard, l’influence de ce blockbuster casse-cou sur notre époque, aveuglés par la suite paumée, influencée plutôt qu’influente, des aventures de Reznor : elle est pourtant sûrement au moins aussi importante que celle d’un Loveless, ou des premiers volumes de l’Artifical Intelligence Series de Warp (pas pour rien que Aphex Twin était un systématique dans la partie des remixers). Comment donc décrire ce blitzkrieg électronique, pop et rock, à ceux qui l’apparenterait à du neo-metal ou de l’indus mal-inspiré ? Symphonie juvénile et hurlante, savante construction d’alternances boucan / silence, chuchoté / crié, industriel et humain-trop-humain, collection de bluettes bitcrushées, opérette psychédélique et robotique… Cet album osait en fait tellement de concassages contre nature et d’incongruités plastiques (powerchords de guitare graves comme du ciment, érosion des textures jusqu’à la laideur, nappes de boucan animaux en interférence permanente) qu’il était peut-être le disque de pop le plus audacieusement produit depuis la rencontre Bowie-Eno pour la trilogie berlinoise. La modernité de l’ensemble, des traitements ou des arrangements électroniques, est tellement plausible et up-to-date, qu’on en oublierait presque à quel point le mélange électronique-rock était casse-cou à l’époque (un mix alternatif de Piggy, en bonus sur un deuxième CD, arrangé par Rick Rubin, est là pour nous rappeler ce que le mot « dépassé » peut pourtant vouloir dire), et à quel point le miracle est effectivement notable.

Et puis aussi, bêtement, il y avait les chansons, formidables. A l’époque, soufflé par la violence de l’assaut, la modernité du traitement sonique, on était sûrement passés à côté des mélodies magiques, qui agissaient sourdement, jusqu’à rendre le bruit totalement addictif. Encore une fois, avec le recul, on peine moins à dessiner les contours de ces chansons malades, sans cesse tiraillées entre envies vindicatives et désir d’étalons pop ultimes : presque chacune des quatorze chansons miraculeuses de l’album font le grand écart, contrastes éblouissants à l’appui, entre ces deux envers étonnamment complémentaires. Enfin, il y a le talent indéniable des mélodies rampantes, des mélodies de voix, déjà à l’oeuvre dans Pretty hate machine, qui faisait remplir les stades : songwriter accidentel ou génie déchu (même repris par Johnny Cash), Reznor signait en tout cas, en 1993, treize hymnes et une merveille ambient (le toujours magique A Warm place). Et dix ans après, ça n’a pas changé. Irrémédiablement, The Downward spiral demeure l’un des plus grands disques pop de la fin du XXe siècle.