Depuis 1955, le Modern Jazz Quartet a son effectif définitif : le métronomique Percy Heath a remplacé Ray Brown (dont on entend ici Pyramide en introduction) à la contrebasse, Connie Kay a succédé à la batterie à Kenny Clarke, lequel supportait mal l’hégémonie directrice du pianiste John Lewis au sein du groupe (il y aura aussi de petites tensions avec le vibraphoniste Milt Jackson, qui n’altéreront toutefois jamais l’unité du groupe). Cela fait donc huit ans que les quatre hommes jouent ensemble lorsqu’ils se retrouvent sur la scène du festival de jazz de Monterey pour la quatrième fois, en septembre 1963. S’il est déjà devenu quasi rituel parmi les milieux de la critique de jazz (et même parmi les amateurs pointus) de railler doucement le conformisme bon teint et les inclinations classiques du quartet, carrément jugés mièvres par certains, le début des sixties offre un contexte on ne peut plus propice à la démultiplication de ce genre de reproche : hyper politisées, tumultueuses, tourmentées, expérimentales, les années 1963 et suivantes ne seront pas de tout repos, aussi bien pour le milieu musical que pour la société américaine en général. Les notes de pochette de ce Monterey jazz festival rappellent ainsi que 1963 est l’année du I have a dream de Luther King, celle du meurtre du leader Medgar Evers, celle où des étudiants noirs tentent de s’inscrire à l’Université d’Alabama sous protection policière ; cinq jours avant que le festival commence, une bombe explose dans une église d’Alabama, tuant quatre fillettes et blessant 19 personnes. Deux mois plus tard, Kennedy recevra une balle en pleine tête à Dallas. Musicalement, les yeux et les oreilles sont tournés vers les aventures des explorateurs du free jazz : Ornette Coleman a enregistré l’album éponyme trois ans plus tôt et Bill Dixon créera la « Jazz composers’s guild » à New York un an plus tard. Bref, le jazz mainstream léché et élégant de John Lewis et de ses trois confrères résonne étrangement dans cette époque troublée. Quatre décennies plus tard néanmoins, cette musique qu’on avait jadis pu juger comme « l’antithèse du jazz » s’écoute toujours avec autant de plaisir : en sept morceaux, on retrouve l’extrême finesse et la belle inspiration de ce groupe ovni qui, par ailleurs, restera l’un des plus étrangement stables de toute l’histoire du jazz. Comme d’habitude, Lewis ne résiste pas aux subtilités du contrepoint et de quelques envolées tout ce qu’il y a de plus classique et propret (Winter tale). Le swing, lui, est magique. Au mitan de l’album, on retrouve le génial Bags’ groove de Jackson (applaudissements et cris de joie dans le public). La classe.