La lecture de ce disque est vivement recommandée à tout amateur de hip-hop -son écoute également, quoique de façon moins pressante. Car il y a au moins autant à lire -et à apprendre, comme on apprend ses prières au catéchisme- qu’à entendre dans ce bel et étrange objet qui déboule dans nos bacs par la volonté du Brand Nubian originel Lord Jamar, aux bons soins de Babygrande Records. Composé d’un disque de 21 titres et d’un livret de 90 pages, ce 5% album est en effet tout à la fois une réunion de potes issus des familles étendues Brand Nubian et Wu-Tang Clan (s’y croisent au micro, outre RZA, Raekwon et les trois Brand Nubian, Young Justice et Young Dirty, les fils de GZA et ODB qui jouent au Wu-Tang dans la cour de récré sur Young godz), un livre d’histoire, un manifeste culturel et religieux, une « Leçon » (c’est ainsi que le livret présente les 21 titres du CD) et, oui, un disque de hip-hop du plus pur canal historique new-yorkais. Du genre qui, quand vous l’écoutez, vous oblige à stopper toutes vos occupations périphériques pour vous concentrer sur ce que le Mc est en train de dire ; tout en vous faisant hocher la tête en cadence, naturellement.

Comme son titre et sa pochette ornée de l’emblème étoilé que les amateurs des Poor Righteous Teachers auront reconnu (le même figure sur la pochette de leur troisième LP, Black business), The 5% album est tout entier consacré à la célébration du mouvement five-percenter, cette Nation of Gods and Earths issue de la Nation of Islam d’Elijah Muhammad dont se revendiquent des artistes aussi divers que -évidemment- les Brand Nubian de Lord Jamar, Rakim, Nas, tout le Wu-Tang Clan ou J-Live.

Le grand mérite de cet album est d’expliquer clairement The Meaning of the 5% – « la signification des 5% »-, pour reprendre le titre de l’un des morceaux du deuxième album des Brand Nubian, grâce aux textes de son livret, extraits pour la plupart du livre inédit de Michael Muhammad Knight The Five percenters (à paraître en 2007), et grâce aux raps de son CD, qui reprend les thèmes du livret pour en faire effectivement d’authentiques « leçons » en théologie et en histoire sainte five percenter. Il serait trop long de développer ici tous ces concepts, et d’en retracer la genèse : c’est précisément l’objet de cet album, et il est même encore trop court pour n’être autre chose qu’une première introduction à cet univers baroque. Rappelons simplement que les five percent dont il est question sont, au sein de la communauté Noire, les 5% de « pauvres maîtres justes » qui connaissent la nature divine de l’Homme Noir, et enseignent leur Sagesse aux 85% d’ignorants que tiennent en esclavage les 10% restants, où se retrouvent les collaborateurs du Démon Blanc.

On ne trouvera pas chez Lord Jamar de réflexion sur le caractère intrinsèquement raciste de cette théorie mais, pour tout dire, on s’en fout pas mal. Car ce qui rend les five percenters si importants dans l’histoire de la culture Noire américaine, ce n’est pas le fond de leurs discours, c’est la forme. Et ce disque est une brillante illustration de ce principe. Tout d’abord parce que, Lord Jamar le rappelle à la fin du livret, tout le hip-hop new-yorkais est infusé de références à la Nation of Gods and Earths : du nom des rappers -dès le début du mouvement- aux mots qu’ils emploient, de leur goût pour les acronymes et les métaphores à leur éloquence sauvage, jusqu’à leur premier public, tous ces  » jeunes mâles Noirs » (Ice Cube) traînant dans la rue auxquels Mcs et Gods s’adressaient en priorité, voire exclusivement.

Tout cela semblera bien ennuyeux à tous ceux qui ne conçoivent plus le rap que dans le style dépenaillé des stars de la rue sudiste ; et pourtant, le sérieux et l’intensité avec lesquels les rappers five percenters récitent leur catéchisme sacré (les « 120 leçons »), ou parsèment leurs rimes de références à leurs croyances, a quelque chose de profondément fascinant dans son monolithisme même. Le rap n’est-il pas une musique de répétition ? de scansion ? S’il ne réussit pas toujours son coup (le scolaire I.S.L.A.M., Deep space, desservi par les limites de rapper de RZA), Lord Jamar est le plus souvent convaincant dans son pari : lorsque, sur Greatest story never told, il résume à sa manière l’histoire du fondateur du mouvement, Clarence 13X, dont on lira les détails dans le livret (l’exercice fait écho, et ce n’est pas un hasard, à la mémorable U.B.R. (Unauthorized biography of Rakim) racontée par Nas sur Street’s disciple) ; lorsque, sur Supreme mathematics (dont on préférera le remix, tout en sécheresse old school), il se livre à une affolante leçon de numérologie five percenter ; lorsque, sur Original man, il nous enseigne doctement la véritable nature de l’Homme Noir façon Wu-Tang, avec l’assistance de Raekwon et Kasim Allah

Mais The 5% album n’est pas qu’un credo arrangé funky ; Lord Jamar y évoque également l’environnement dans lequel la Nation of Gods and Earths est née et s’est développée ; un environnement que connaissent bien les rappers, et qui est même leur thème de prédilection : la rue, qu’il célèbre sur The Corner, the streets, plus à la manière de Common que Puffy, comme il le rappelle avec orgueil sur Advance the game, défi lancé à tous les gangsters du micro et autres rappers à bijoux. Le Brand Nubian se laisse également aller à un peu de romantisme (Same ole girl), et n’est jamais sérieux très longtemps -l’album est constellé de skits dont l’humour rappelle que l’orthodoxie five percenter est plutôt souple et bon enfant (après tout, Clarence 13X, soit Allah lui-même, renonça à bannir la consommation d’alcool et de drogue pour ses disciples). Bien sûr, si comme l’auteur de cette chronique vous faites partie des « Démons Blancs », selon la terminologie usuelle d’Elijah Muhammad dont les five percenters sont les héritiers dévoyés, vous rirez souvent jaune, mais au moins vous aurez appris en lisant le livret que, lorsqu’il était interné à l’asile pénitentiaire de Matteawan, Allah lui-même avait un disciple Blanc, un nommé John Kennedy (!), qu’il rebaptisa Azrael.

Enfin, n’oublions pas que The 5% album est aussi un disque de musique. Pas un chef-d’oeuvre -principalement produits par Lord Jamar lui-même, ses 21 titres n’atteignent pas la luxuriance du premier Brand Nubian, All for one, ce trésor caché de 1990, ni la touffeur des meilleurs productions de RZA, influence évidente de plusieurs morceaux-, mais un disque solide et efficace, qui fait même la preuve d’un opportunisme d’assez bon aloi lorsqu’il enveloppe le flow tendu comme un câble de marine de Jamar de volutes de soul pitchée bien dans l’air du temps (sur The Corner, the streets, sur Same ole girl). Peut-être ces kanyewesteries permettront-elles à ces morceaux de s’infiltrer jusqu’aux baladeurs d’auditeurs qui ne connaîtraient rien des Brand Nubian, ni a fortiori des five percenters et de leurs croyances. Mais n’était-ce pas justement l’ambition première de Lord Jamar lorsqu’il décida de se lancer dans ce projet hors normes ?