3 février 2014. 15h54. Par mail. « Cette vieille fée ne s’est pas penchée sur Lost Lost Lost… » me répond Jean-Sébastien Nouveau, le compositeur lyonnais qui œuvre derrière l’entité Les Marquises quand je lui demande plus que malicieusement « entre la rencontre de quoi et quoi Les Inrocks ont-ils défini Les Marquises ? ». En tous cas ils ne devraient pas manquer Pensée Magique.

L’album a peine dévoilé (il sort ce 17 février), les blogs spé bruissent déjà beaucoup de ses mérites, eux qui avaient déjà porté aux nues Lost Lost Lost (sorti le 2 novembre 2010) et ses six morceaux sans cesse mouvants, anxiogènes, accrocheurs et planants, entre « Third Eye Foundation, CAN et Moondog ». Un an après, l’objet était d’ailleurs ressorti en édition vinyle avec 8 remix librement téléchargeables (Angil, Acetate Zero, Olivier Mellano…), suivi un an plus tard par un disque de version live, de faces B et de reprises (« Oh My Lover » de Polly Jean Harvey, « Au Loin » de Mansfield Tya). Et voilà que contre tout attente je me joins à eux avec fougue, pour une interview.

Bonjour Jean-Sébastien. Dis-moi, pour commencer, c’est quoi ce nom Les Marquises ? Ça fait pas longtemps que j’ai enfin mis une musique derrière ce nom mais avant quand j’entendais parler de Les Marquises je croyais qu’il s’agissait d’un groupe de vingtenaires adeptes du revival pupute new-wave comme il y en a plein en ce moment.

Je comprends ce que tu veux dire et on m’a déjà fait cette remarque. J’ai choisi ce nom de groupe/collectif à un moment où j’étais fasciné par le morceau de Jacques Brel qui porte le même nom. Du coup je me suis renseigné sur ces fameuses Marquises et j’ai découvert que c’était l’archipel d’îles le plus éloigné de tout continent. Cette idée m’a beaucoup séduite et fait fantasmer et voilà ! De plus je voulais prendre un nom français et si possible au pluriel pour signifier la multiplicité des axes qu’aurait le projet.

Du coup j’ai été bien frappé quand j’ai découvert Lost Lost Lost, votre premier album, car loin de toute velléité pop mainstream j’y ai découvert un rock hybride et tribale qui m’a évoqué des groupes (albums) comme Violens (Amoral), Radiohead (Ok Computer) et Bright Eyes (Digital Ash in a Digital Urn). Là, pareil : quand j’ai écouté Pensée Magique je me suis vu dérouler ce cortège d’impressions et de cousinages : dense, convulsif, tourneboulant, tintinnabulant, martelant, épique, Encre, Animal Collective, These New Puritans…

Les mots d’ordre dans ma tête pour réaliser Lost Lost Lost étaient de faire un disque dense, prenant et intense. Pour Pensée Magique mon but a été de faire un disque singulier, tribal, qui évoquerait une île que je traverserais avec différentes étapes : l’arrivée sur la plage, la traversée de la jungle, la découverte d’une clairière… Sinon pour tous les disques et groupes que tu cites je ne sais pas trop quoi te dire car je ne n’en connais pas la moitié ! Mais je ne remettrai pas en question ce que t’évoque notre album et je vais aller écouter tout ça !

Paraît que Les Marquises c’est plus un  « collectif » qu’un « groupe ». Pourquoi ça ? Et n’est-ce pas un peu triste de ne pas parler de « groupe » ?

En fait Les Marquises est avant tout un projet perso. Je compose et enregistre essentiellement seul chez moi. Mais à un moment du processus j’ai l’envie d’ouvrir mes morceaux à d’autres horizons et là je fais appel à d’autres musiciens qui viennent jouer, apporter leurs idées. Mon idée est surtout de s’entourer des personnes qui serviront le mieux le morceau car le but ultime est toujours de faire en sorte que le morceau soit le meilleur possible. Je n’aime pas trop l’idée de groupe où chacun a une place et doit participer quoiqu’il arrive. De plus je n’aime pas le côté communautariste des groupes, je trouve ça un peu enfermant. J’ai un vrai besoin de me sentir libre et d’aller là où mon inspiration, mes idées me mènent, et surtout d’avoir la liberté, la possibilité de pouvoir collaborer avec pleins de gens différents. Par contre pour la scène nous avons un « vrai » groupe fixe, dédié aux concerts.

Je ne sais pas trop comment c’était pour l’album précédent (c’était comment ?) mais Pensée Magique aligne un casting impressionnant. En plus des musiciens qui gravitaient déjà autour de toi – Etienne Jaumet (The Married Monk, Headphone, Zombie Zombie) au saxophone, Benoît Burello (Bed) au chant – celui-ci réunirait aussi Jonathan Grandcollot (Maman Brigitte, Plein Soleil) à la batterie et aux claviers, Nicolas Laureau (Don Nino, NLF3) et Johannes Buff (Dubaï) au chant, Martin Duru (Immune, Colo Colo) aux claviers et à la basse, Souleymane Felicioli à la trompette, Julien Nouveau (Immune) aux larsens et percussions et Pierre-Alain Vernette au violon. Les Marquises, c’est un « super groupe » à la française ?

Ça n’est pas encore Les Enfoirés tout de même ! Non, je fais simplement appel à des gens dont j’aime le travail. Et quand c’est des gens qui m’ont marqué comme Bed avec ses deux premiers disques, ça devient une manière pour moi de lui rendre aussi l’ascenseur et de lui rendre hommage d’une certaine manière.

Ton frère, Julien, fait aussi de la musique. La musique c’est une affaire de famille chez les Nouveau ? Quels sont les albums qui t’ont donné envie de faire de la musique ?

La musique n’est pas la spécialité première de mon frère. Son truc, c’est plus l’écriture. Mais on a toujours fait un peu de musique ensemble. Il participe à mes projets en tant que musicien, surtout pour la scène. Mais la musique a une place importante dans notre famille. Notre père était chanteur dans un groupe de rock progressif (Helianthe – nda) et faisait du bal et du coup du matériel traînait dans la maison. C’est comme ça que j’ai commencé à bidouiller des trucs avec son 4-pistes à cassette. Sinon j’ai des disques cultes c’est sûr, mais je citerai surtout des disques qui ont participé à développer mon désir, et ma manière de faire de la musique : Ok Computer de Radiohead (comme tout le monde ou presque !), Rustic Houses Forlorn Valleys de Hood (grosse grosse claque pour moi à l’époque), l’unique album de Mark Hollis, Washing Machine de Sonic Youth, le second album de Tindersticks, Remué de Dominique A et sûrement d’autres que j’oublie. Mais ces disques ont été très importants pour moi car j’y m’y retrouvais vraiment enfin.

Que dirais-tu sur ta découverte d’Ok Computer que presque tout le monde dont moi a pris en pleine gueule à sa sortie en 1997 et l’impact que ça a eu sur toi ? Es-tu de ceux qui ont aussi aimé Kid A et qui le trouvent d’ailleurs même « mieux » qu’Ok Computer?

Ok Computer m’a beaucoup marqué à l’époque où il est sorti, et je me souviens parfaitement du moment où je l’ai écouté pour la première fois. Les premières choses qui m’ont marquées furent le son du disque  – son grain et l’espace que chaque morceau ouvrait. Je ne sais pas exactement combien de fois je l’ai écouté mais je l’ai bien usé ! Concernant Kid A, je me souviens aussi parfaitement du moment où je l’ai découvert chez les parents de mon acolyte Martin. Au début on était un peu largué, perdu par le tournant du groupe et par les différentes directions empruntées mais très vite je l’ai encore plus apprécié qu’Ok Computer. Le début de l’album était pour moi juste parfait dans son enchaînement de titres mais j’ai toujours trouvé que ça se gâtait vers le milieu du disque avec cet « Idioteque » que je n’aime pas du tout et qui préfigure le côté pénible de Thom Yorke à jouer son torturé sous acides.

Que ce soit dans Lost Lost Lost ou dans Pensée Magique l’utilisation des trompettes dans Les Marquises m’a parfois évoqué celle qu’en fait Robert Wyatt. Est-ce un rapprochement qui te semble farfelu ou Robert Wyatt est-il vraiment quelqu’un d’important pour toi ? Aussi, j’ai toujours trouvé que Kid A (2000) entretenait de troublantes similitudes avec son Rock Bottom (1974). Qu’en penses-tu ?

Je suis un gros fan de Robert Wyatt ! D’ailleurs je l’ai contacté pendant la réalisation de Pensée Magique. Je lui ai envoyé un disque de démos pour lui proposer de chanter sur un ou plusieurs titres. Je n’ai jamais eu de nouvelles mais je suis content d’avoir tenté le coup. Et puis j’avais envoyé le disque avec un dessin d’une personne qui tient un lapin géant que j’avais fait spécialement pour lui, dessin que tu peux voir ici, et l’idée qu’il l’a sans doute chez lui me plait beaucoup. En tout cas si l’utilisation des trompettes peut évoquer Robert Wyatt il n’y a rien d’étonnant à cela ! Après, pour ce qui est éventuelles ressemblances entre Rock Bottom et Kid A, je ne sais pas trop quoi en penser mais je vois ce que tu veux dire. Dans le projet, il y a sans doute des similitudes dans la volonté de croiser une musique dite « pop » avec quelque chose de plus aventureux et « expérimental » mais les univers me semblent trop différents. Rock Bottom me semble bien plus intimiste et personnel que Kid A qui est pour moi plus l’oeuvre d’un groupe alors que Rock Bottom me semble totalement habité par Robert Wyatt.

Une photo que j’ai trouvée sur le net laisse penser que Christian Quermalet, songwriter de The Married Monk, a aussi participé à l’enregistrement de Pensée Magique. Est-ce le cas ? Accessoirement, sais-tu si un nouvel album de The Married Monk est en cours ?

Christian – qui a d’ailleurs fait une très belle reprise de « Sea Song » de Robert Wyatt sur R/O/C/K/Y – n’a pas joué sur Pensée Magique. Il a fait la tournée qui accompagnait la sortie de Lost Lost Lost en tant que batteur, mais nous n’avons jamais enregistré ensemble. Sinon, concernant The Married Monk, Christian maquette en ce moment et ça m’a l’air très bien engagé. Je ne sais pas quand l’album sortira mais oui, un album est en cours !

A propos de news d’autres groupes, j’ai vu qu’Acetate Zero avait remixé un des morceaux de Lost Lost Lost. En 2008 j’avais flashé sur leur album Civilize The Satanists qui me les avait fait découvrir. Comment les as-tu rencontrés ? Sont-ils toujours en activité ?

Je connais leur musique depuis plusieurs années et c’est assez naturellement qu’au moment de chercher des groupes pour remixer l’album je me suis tourné vers eux. D’ailleurs je trouve leur remix excellent. Mais je ne sais pas du tout où en est le groupe, je ne suis pas trop resté en contact avec eux.

Pensée Magique, dit son communiqué, « n’a que faire des barrières et se paie le luxe d’une totale liberté d’élaboration ». Comment se paie-t-on ce « luxe » ? Vis-tu de la musique et cherches-tu à en vivre ?

Cet album m’a pris beaucoup de temps c’est sûr ! Après en ce qui concerne la liberté d’élaboration, j’enregistre tout chez moi et fais quasiment tout moi-même (en dehors des interventions des autres musiciens), donc je suis totalement libre et n’ai que des contraintes techniques mais j’aime ça. Du coup faire des albums ne me coûte quasiment rien. Sinon je ne vis pas des Marquises non. Pour gagner ma vie je suis employé dans un cinéma d’art et essai à mi-temps et depuis quelques années maintenant je fais de la musique avec mon ami Martin pour une boite d’illustration sonore pour laquelle on fait des morceaux destinés à être placés dans des émissions télé, des docs, des films, des pubs… Mais là je suis en train de réfléchir à lâcher mon travail au cinéma pour ne faire plus que de la musique.

Qu’est-ce que  la « pensée magique » qui donne son titre au disque ? A-t-elle un rapport avec les films de Werner Herzog (Fitzcarraldo, Aguirre, la colère de Dieu) et de Jean Rouch (Les Maîtres fous) qui ont inspiré l’élaboration de ce disque ?

La « pensée magique », dixit Wikipédia, « est une expression définissant une forme de pensée qui s’attribue la puissance de provoquer l’accomplissement de désirs, l’empêchement d’événements ou la résolution de problèmes sans intervention matérielle. » Donc c’est sûr, ça a à voir avec les films de Werner Herzog et de Jean Rouch car c’est une pensée qui rejoint les croyances de peuples primitifs.

Tu composes souvent avec des images on dirait. Lost Lost Lost avait été inspiré par les dessins d’Henri Darger. Peux-tu me dire qui était-ce et comment tu composes ?

Henry Darger était un artiste d’art brut (mort en 1973 à 81 ans, l’oeuvre principale de cet américain, qui a travaillé toute sa vie comme nettoyeur de chiottes, est un récit épique en 13 tomes intitulé The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion où, durant 15 143 pages illustrées de plus de 300 compositions, tours à tours des aquarelles, des dessins et des collages, il raconte la violente guerre entre les « Angéliques » et les « Hormonaux » nda). Son oeuvre m’a en effet inspiré pour l’élaboration de Lost Lost Lost . Son univers est très ambigu, puisqu’il représente de jolies petites filles toutes naïves qui vivent dans une sorte d’Éden, mais qui sans arrêt sont menacées par des espèces de cow-boys qui veulent les massacrer. Cette tension m’a beaucoup plu et je l’ai trouvée très stimulante, inspirante. Je compose chez moi toujours en enregistrant ce que je fais. Généralement je pars d’un rythme, d’une chose que je mets en boucle et je cherche d’autres événements et souvent je ne sais pas où je vais, ce que je vais faire. Puis quand mon bout de morceau trace un chemin, je le laisse reposer pour avoir du recul dessus et mesurer s’il me mènera bien quelque part. Ensuite quand j’ai pas mal de démos et qu’une direction se dessine pour un album je m’inspire d’images, de films, j’imagine des lieux pour nourrir l’univers que je construis. Mais ce qui est le plus périlleux pour moi c’est de structurer un morceau, de le faire évoluer sans perdre l’intérêt de l’auditeur en route. Pour moi c’est très important. Je pense pouvoir emmener l’auditeur dans des trucs un peu barrés, difficiles d’accès mais pour moi c’est important de les accrocher, de les emmener où je veux assez aisément. Après alors je peux les lâcher dans un truc aventureux.

Lost Lost Lost contenait 6 morceaux pour 30 minutes de musique. Pensée Magique en compte 7 pour guère plus de temps d’écoute. On pourrait presque parler d’EP, non ?

Non, ces disques sont des albums dans le sens où ils constituent un univers bien défini et fini en soi. Ça ne sont pas des collections de morceaux. Les albums sont donc courts car ils sont denses et je n’aime pas le superflu. Dans ces deux disques tout est là. Rajouter des titres aurait affaiblit les albums.

Chaque morceau de Pensée Magique sera semble-t-il accompagné de son propre clip. Pourquoi donc ? Tu rêves d’art total ?

Non, je n’ai pas envie d’un art total, il faut laisser de la place à l’imagination, sinon ça devient complètement dictatorial. Même si c’est très tentant ! Les clips ouvrent d’autres horizons, d’autres pistes mais c’est tout. Pour moi ils n’offrent pas UNE image d’un morceau. Ce sont des propositions, des visions et d’ailleurs ça ne me pose aucun problème si un morceau se retrouve avec plusieurs clips. Je suis d’ailleurs super content de tous les clips qu’ont réalisés chaque vidéaste pour l’album. En plus ils fonctionnent très bien ensemble. Tous ces vidéastes sont des amis, de bonnes connaissances, et c’est assez naturellement que je me suis tourné vers eux. Beaucoup d’entre eux avaient d’ailleurs déjà fait des vidéos au moment où  Lost Lost Lost est sorti. Mais, comme pour l’album précédent, je leur avais donné une contrainte : là c’était de n’utiliser que des images préexistantes.

Lost Lost Lost était sorti en autoprod chez Lost Recordings. Pensée Magique franchi un cap en sortant chez le label indépendant français Ici d’Ailleurs. Pourquoi ce label ? Penses-tu qu’il soit le Lithium des années 2000 et qu’à sa manière Stéphane Grégoire poursuive l’exigence esthétique qui animait Vincent Chauvier dans les années 90 ?

C’est ce qui se dit en tout cas ! J’ai pu lire ça plusieurs fois ces derniers temps. Je ne connais pas très bien le label Lithium (il a révélé Dominique A, Diabologum, Bertrand Betsch, Mendelson… autrement dit ce qui s’est fait de mieux en « chanson rock » à l’époque – nda), donc je ne peux pas vraiment me prononcer. En tout cas, je trouve la direction artistique de Stéphane excellente. Je trouve qu’il ose prendre des risques, défendre des projets qui ne sont pas évidents et les sorties sont finalement assez variées tout en gardant une bonne ligne directrice. C’est un des labels que je trouve le plus intéressant. Je le suis depuis très longtemps. J’envoie mes démos à Stéphane depuis que je fais de la musique. Du coup quand il m’a contacté pour me dire qu’il était intéressé pour sortir Pensée Magique, j’étais aux anges. Et puis rejoindre Matt Elliott, Bed, Bastard… c’est très chouette !