Les amateurs de musiques expérimentales qui vont un peu trop vite en besogne rangent parfois Kevin Drumm parmi les extrémistes du noise. Et pour cause : régulièrement, le musicien délivre des sets radicaux de 20 minutes, au cours desquels ses machines vomissent un magma sonique torrentiel et dévastateur. La venue en juin dernier du chicagoan aux Instants Chavirés en administrait une nouvelle fois la preuve écrasante. Mais c’est oublier que la palette de ses talents est immensément plus vaste. Drumm sait tout faire, il est un musicien total, aussi habile à revisiter l’héritage de Keith Rowe en manipulant une guitare préparée (son tout premier disque solo, Kevin Drumm) qu’à construire une ambient à l’échelle subatomique (Second), à épauler Taku Sugimoto, ou à accompagner tout ce que la scène expérimentale de Chicago compte d’improvisateurs, de Ken Vandermark (Drumm joue sur Standards) à MIMEO en passant par Jim O’Rourke et David Grubbs (Drumm participait à Upgrade & Afterlife)

Plutôt qu’un musicien noise, Drumm est donc un alchimiste de la matière sonore, un métaphysicien ou un cosmologue. Le grand objet de sa musique, bien plus que le bruit, est l’infini : à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit. Lorsqu’il explore l’infiniment grand, on dirait que sa musique cherche à témoigner des premiers instants de l’univers, explosion et expansion à grande vitesse d’une soupe primitive dont le son rend la sensation. Sheer Hellish Miasma ou Imperial Distortion en accomplissaient effroyablement le programme. Lorsqu’il se consacre à l’infiniment petit, la musique de Kevin Drumm est tout autre : filets sonores presque inaudibles et soundscapes inframinces aux infimes nuances procurent une vertigineuse sensation de vide, comme si la ténuité du son amplifiait exponentiellement le volume de silence qui l’enchâsse. Il y a quelque chose d’inhumain dans la musique de Kevin Drumm : c’est un son d’avant les hommes, d’avant le langage, d’avant la possibilité d’un monde déchiffrable. De là que cette musique, surtout quand elle plonge dans l’infini petit, a quelque chose de terrifiant : contemplative et introspective à l’extrême, elle semble vouloir mettre l’auditeur en contact avec le vide interstellaire, en mettant en avant les propriétés psychoactives de la matière sonore. La répercussion de ces drones dans l’organisme, se faufilant jusque dans les recoins les plus inconnus de la conscience, procèdent presque de l’envoûtement et empêchent toute autre activité que celle de l’écoute. Comme si le son se changeait en une entité spectrale, presque palpable, envahissant tout l’espace alentour.

Trouble prolonge le travail de Drumm sur l’inaudible. Mais il le fait avec une radicalité nouvelle, que jamais le chicagoan n’avait poussée si loin. À un volume d’écoute normal, cette longue plage de 54 minutes ne donne presque rien à entendre, si ce n’est des bruissements extrêmement lointains, au niveau sonore presque imperceptible. Trouble est probablement, dans la discographie de Drumm, le disque le plus silencieux et le plus inaudible, et dans lequel cette question est traitée frontalement et au sens propre. Deux choix s’offrent à l’auditeur : accepter l’imperceptibilité du son, dans une expérience de deep listening et de concentration totale qui permet d’entrer, peut-être, au cœur des infractuosités du son, ou monter le volume sonore et mêler, à la minceur des textures de Drumm, le souffle des enceintes et de l’ampli sur lesquels vous écoutez ce disque. Voilà comment la musique de Drumm devient si impersonnelle et si étrange : elle fait entendre, ajouté la musique, le réseau électrique lui-même. Géniale idée que de mêler, au son lui-même, l’impureté d’un néant sonore, ce souffle sans identité, sans figure, venu de nulle part, qui n’est à proprement même pas un son mais l’artefact d’une énergie elle aussi insaisissable. Le continuum sonore gravé sur ce disque est alors l’empreinte ou le négatif d’un silence ou d’un innommable, d’un néant ou d’un impensable (appelez-le comme vous voulez) : quelque chose que le langage ne permet pas de saisir et que la musique de Drumm rend sensible. À ce degré de précision sonore et de rigueur conceptuelle, il ne fait pas de doute que Kevin Drumm accomplit là un geste sonique important.