L’heure serait-elle à la résurgence nostalgique des terreurs enfantines? Toujours est-il qu’entre les monstres de Joakim, les Vampires de Chateau Flight et l’album de Zombie Zombie à venir (on vous en reparle en avril), le label Versatile, qui n’a jamais aussi bien porté son nom, gâte l’auditeur en matière d’atmosphères baroques inspirées aussi bien des films fantastiques que du kraut-rococo.

Joakim Bouaziz, alias Jimi Bazzouka (pseudonyme sous lequel il signe ses edits), fait partie de cette espèce rare d’artistes multi-casquettes (producteur, remixeur, patron du label Tigersushi…) dont l’identité mue au gré des projets, redonnant à la musique électronique sa capacité à émerveiller, à tendre une perche à l’imaginaire. Pianiste de formation, ce compositeur discret navigue entre deux eaux, scindé entre expérimentation formelle et electro hédoniste, bâtissant au fil des albums un univers musical atypique emprunt d’humour surréaliste. Durant les trois années qui séparent Fantômes de Monsters and Silly Songs, le grand bonhomme en noir n’a pas chômé. Après une flopée de remixes (Fischerspooner, Antena, Tiga, John Foxx, Detroit Grand Pubahs…) unanimement célébrés, il s’est entouré d’un véritable groupe (guitare-basse-batterie) pour réaliser cet album hétéroclite et foisonnant, hanté par les spectres du krautrock et du post-punk. Du coup, Monsters and silly songs donne un peu l’impression que Joakim cherche à montrer l’étendue de ses capacités et perd un peu le fil en route. L’album s’ouvre avec une comptine pour faire peur, qui sonne exactement comme un remix des Liars (pompage total de It fit when I was a kid, avec sa voix d’ogre et ses percussions tribales) à la sauce John Carpenter, puis bifurque du côté du rock dansant et de l’electro avant de traverser des contrées musicales non identifiées. Joakim se joue ainsi des styles tout au long de l’album avec un syncrétisme qui frise le pastiche. Car si les titres gonflés aux hormones synthétiques sont indéniablement réussis (en particulier le formidable Drumtrax qui n’a rien à envier à l’acid bleepy d’Aphex Twin, mais qui arrive ici comme un cheveu sur la soupe), Joakim cherche encore ses marques dans le rock, peinant parfois à se défaire d’influences qui sautent aux oreilles (un soupçon de disco-punk primesautier façon LCD SoundSystem / Franz Ferdinand par ici, une pincée de psychédélisme par là, sans oublier les zigouigouis électroniques abstraits et les interludes au piano un chouïa maniéristes qui colmatent le tout). Pris individuellement, la plupart des morceaux tiennent la route, mais brillent davantage par leur remarquable façonnement que par leur profondeur de champ : de toute évidence, Joakim est un producteur brillant, mais à force de se balader d’un style à l’autre avec l’intention louable de séduire aussi bien l’amateur de pop bien troussée que le musicoloque exigeant, il grille ses cartouches sur la longueur d’un album qui grouille pourtant de trouvailles. Encore trop timoré pour être un rocker pur sang (la promesse de furie explosive sur l’épique Love-me-2, dont le riff repiqué au Mildred pierce de Sonic Youth n’en finit pas de monter, reste curieusement suspendue, comme prisonnière d’une violence désincarnée), Joakim fait bien davantage figure d’enfant lunaire mâtiné d’idiot savant que de petite frappe tatouée et se révèle surtout dans les rengaines pop (I wish you were gone, Rocket pearl) et les envolées planantes (The Devil with no tail). Sans doute est-ce là sa botte secrète la plus prometteuse : sa fascination pour les sonates oniriques mariant Moondog et Scott Walker, Robert Wyatt et Cluster. Au gré des écoutes, il en ressort l’impression de traverser un songe agité de soubresauts, parfaitement décousu, mais dont l’empreinte n’en reste pas moins indélébile. Ce qui est déjà énorme, surtout pour un musicien français.

A l’inverse, Les Vampires de Chateau Flight, en suivant le fil d’images existantes, laisse davantage le champ libre à l’abstraction et forme un tout parfaitement homogène. Le chef d’oeuvre de Louis Feuillade, tourné en 1915, fit scandale en son temps en raison de son héroïne sexy Irma Vep, sorte de Catwoman avant l’heure, et fut encensé par le mouvement surréaliste qui en révéla toute la substance poétique et y trouva matière à défier la bienséance en vigueur à l’époque. La bande-son, réalisée par Chateau Flight à l’occasion d’une séance de ciné-concert à la Géode, prend tout son temps pour instaurer un climat au psychédélisme ténu qui s’écoute d’une traite sans jamais faiblir. Plutôt que de jouer la carte de l’ambient cérébrale ou du sample à tout va, le duo formé par Gilb’R et I:Cube s’amuse à distiller une musique joliment hallucinogène, rappelant les plus belles heures du rock électronique et de la musique concrète des années 70, au demeurant tout ce qu’il y a de plus actuel. Accompagné par la guitare quasi-baléarique de Nicolas Villebrun qui rôde aux entournures et apporte de riches textures organiques, greffées à la perfection aux agrégats électroniques du duo, ce cinéma pour l’oreille évolue de manière imprévisible, et toujours avec une grande fluidité : une fréquence basse inquiétante est rattrapée par une mélodie course-poursuite avant de s’aventurer dans un corridor de plug-ins, basse profonde et hululements de train-fantôme, et hop, voilà que l’on bascule à l’improviste dans un trip dub-melodica chipé à Augustus Pablo, tandis que se profile au large les îles Villalobos.. Revirement abrupt vers les basses fréquences toutes en profondeur, le tamponnement d’un beat sous-cutané, des spectres qui rôdent en filigrane, cajolés par une guitare Hawaï-aérienne, gargouillements synthétiques et glapissements concrets, balises funk diaboliques, pulsations machiniques et percussions à la Can… Les succubes se dissolvent au final dans un râle réverbéré avant de retomber en poussière à l’aube d’une ultime poussée motorik, rayonnante de volupté. Creepy et groovy, ludique et lugubre, ce disque vampirisant est l’un des grands oubliés de 2006.