Une vie qui ressemble à un mélodrame, une apparence physique torturée par la maladie, une voix qui, elle, ne ressemble à rien : le destin de Jimmy Scott rassemble tous les ingrédients d’une légende. A près de 80 ans (il est né en 1925, sous une étoile qui n’a pas fait grand-chose pour lui), il s’offre avec Moon glow (un titre inspiré par un quatrain de Walt Whitman) un écrin musical sur mesure, un groupe de jazzmen parmi les meilleurs du moment et une production grand luxe comme il n’aurait jamais osé en rêver vingt ou trente ans plus tôt. Tout le monde connaît plus ou moins l’histoire de ce parangon de déveine qu’a longtemps été « Little Jimmy », mais l’épilogue est si beau qu’on ne résiste pas à l’envie de la raconter une fois encore : fils de famille aussi nombreuse que miséreuse, Jimmy Scott perd à 13 ans sa mère (tuée dans un accident de la route), son père (qui abandonne sa famille) et tout espoir d’être un jour un homme comme les autres (on lui diagnostique le syndrome de Kallman, une maladie héréditaire qui stoppe sa croissance et l’enferme à jamais dans le corps d’un adolescent torturé et imberbe -pour ne pas parler de l’intimité). A 17 ans, il devient régisseur d’un couple de danseurs de claquettes. Ils font la première partie de Ben Webster et Lester Young, à qui Jimmy a le culot de demander la grâce d’une chanson avec eux, sur scène. Miracle : ils acceptent. Jimmy Scott, de la voix d’ange malade et androgyne (Quincy Jones rapporte en riant que le milieu a longtemps ironisé sur Scott en se demandant tout haut s’il était « pédé ou lesbienne ») qu’il gardera à jamais, commence un standard, It had to be you. La salle est bouleversée, la carrière du crooner en herbe lancée. Après-guerre, Scott fréquente Bird et Nat King Cole, est engagé chez Lionel Hampton, s’acoquine avec Billie Holliday. Il a hélas la mauvaise idée de se laisser embrigader par un producteur tristement célèbre, Herman Lubinsky (propriétaire du label Savoy et affublé du délicat surnom de « l’esclavagiste ») : des années durant, il le tiendra sous sa coupe à coups de contrats bizarroïdes et de menaces expresses, allant jusqu’à faire retirer des bacs l’album Falling in love is wonderful qu’il enregistre pour Ray Charles en 1962. Deux ou trois autres coups du sort du même genre poussent Scott à bout : il arrête la chanson, rentre à Cleveland, boit un peu trop, déprime et se trouve rapidement à court d’argent.

Destin en forme de pente raide, ailes brisées d’un ange déchu : il passe d’un job précaire à un autre et traverse deux décennies entières comme un fantôme. Sa résurrection tient du miracle : lors de l’enterrement du bluesman Doc Pomus, un de ses proches, il chante Someone to watch over me à l’église, accompagné par Dr John. L’assistance est sous le choc, le producteur Seymour Stein au bord des larmes. Il ne lui en faudra pas plus pour faire un pont d’or au vieux crooner qui, avec Tommy LiPuma en guise de directeur musical, enregistre All the way. Et fait aussitôt chavirer un public qui, depuis, ne lui a plus jamais fait défaut. A ce titre, Moon glow ne décevra personne : sur un répertoire de dix ballades anciennes (Gerswhin, Mercer, Ellington) ou contemporaines (Yesterday), accompagné par des musiciens aussi aguerris que (entre autres) George Mraz, Joe Beck, Cyrus Chestnut ou Lewis Nash, l’impeccable Jimmy Scott lance ses phrases au ciel en marchant sur une ligne de crête unique qui désoriente, fascine et séduit comme peu d’autres voix savent le faire. La légende qui entoure le personnage influe sans doute autant sur l’émotion ressentie que la musique à proprement parler, mais l’un ne va pas sans l’autre. L’exceptionnel Those who were, sept minutes déchirantes en duo avec le pianiste Larry Willis, devrait de toutes façons suffire à justifier les éloges sans partage qu’on peut faire à l’album entier.