Nous sommes d’accord, le siècle commence plutôt mal, et on pourrait se demander si il reste encore une petite lueur à chercher dans la noirceur collante qui déjà s’abat. Une petite flamme orange et chaude, « au bout du tunnel », comme le rapportent les rescapés de Near Death Experiences passionnés de Dürher. Et bien, cette petite lueur nous sera peut-être apportée par le songwriting de Jeffrey Lewis et du premier recueil de ses chansons à paraître en Europe : The Last time I did acid I went insane.

Avec ce premier disque, Jeffrey Lewis n’est pourtant pas un inconnu, notamment à New York City, et plus précisément dans le quartier de l’East Village à Manhattan, dont les rues grouillent de Lou Reed, Thurston Moore ou autres Moldy Peaches. Un quartier où sans producteur de maison de disques, sans attachées de presse où sans équipe de marketing, on peut se faire un nom. Jeffrey Lewis est déjà une petite star des « Open Mics » (scènes ouvertes), comme celui du Side Walk Café dans le Village, où des clones de Dylan déguisés en brebis partagent la vedette avec de la poésie écolo-trash en nu intégral. Le petit Jeff est là-bas chez lui et lorsqu’on aperçoit le prodige avec les cheveux longs jusqu’aux reins, on se tait, et on écoute. Les Comic Books-journaux intimes qu’il dessine et les cassettes qu’il enregistre sont des petits trésors que l’on s’échange dans la rue, une alternative à la super-distribution pour les artistes de l’anti-folk New-Yorkais.

C’est justement une compilation des chansons extraites des cassettes Indie Rock Fortune Cookie et The Last time I did acid I went insane (disponibles pour 1 dollar et cinquante cents chez l’auteur, aujourd’hui épuisées) que Rough Trade Records offre à présent au plus grand nombre. Et malgré la fin du monde qui approche, le Rock and Roll semble enfin revenir dans les têtes des labels managers lassés du acid-trip-hop, de la néo-euro-dance ou que sais-je encore… The Mountain Goats sur 4AD, les Moldy Peaches en première partie de The Strokes dans les stades et 4 pages dans le NME ; et maintenant Jeffrey Lewis dans les mégastores, voilà de quoi nous redonner courage.

The Last time I did acid I went insane est une compilation de 10 petits joyaux, des chef-d’œuvres de songwriting, d’émotion et de poésie, ou s’entremêlent naïveté, acidité, humour et nostalgie, captés le plus souvent par un microphone et un magnétophone à cassette, avec un petit son cheap de répondeur téléphonique. Aux premières notes de guitare folk jouées en « picking » sur ce qui pourrait être une guitare en carton, on pense aux Bootleg series de Bob Dylan, ou aux alternate takes de Lou Reed pour le Velvet Underground. On entend « If I had a girl on 9th avenue/ I know exactly what she would do/ she would wander at dawn/ look around at folks/ find someone better looking/ and who tells better jokes … » et la chanson se poursuit dans les rues du Village jusqu’à l’East River, dans une auto-dépréciation sans cesse oscillant entre vraie mélancolie adolescente et ironie mature et désabusée. Une vraie petite ballade folk aux mélodies aussi accrocheuses que les pop-songs du siècle dernier. A la fin de la piste, on prête l’oreille, le sourire aux lèvres, tout souci envolé, à la furie punk-rock d’une basse accompagnant un texte hilarant et beau (bien que peu audible dans les vagues les plus excitées du morceau), au refrain assassin : « Now I found another girl/ And she’s cuter and younger than you ever were/ She could kick your ass if you fuck with her/ And she’s good in bed/ And she calls me sir ».

Encore un tube à passer en boucle, avec la joie aigre qui réveille les Daniel Johnston et Jad Fair en nous. Le titre de l’album évoque d’ailleurs leur album commun et I did acid with Caroline. Mais aucune référence n’étouffe la personnalité lumineuse de Jeffrey, et son amour du Rock & Roll, qui le pousse dans Seattle, à quitter le sol sacré de Manhattan pour rechercher dans la ville du grunge des disques vinyle d’occasion. Chelsea Hotel oral sex song (premier single extrait, 7min30s) commence par un thème de guitare à la Sunday morning et décrit une soirée ou Jeffrey fait une tentative timide de séduction sur la base de « parlons de Léonard Cohen » et finit seul avec sa guitare et un stylo, contrairement au « songwriting master/ who would first get the oral sex / and then write the song after… « .

Et encore une fois, les moyens d’enregistrement rudimentaires n’écartent vraiment aucune subtilité musicale, comme les guitares bruitistes de Springtime ou l’oppressant tourbillon de la fin de The Last time I did acid I went insane. Sa petite voix qui ne semble pas être encore quitte de mue pubertaire se place à merveille et s’accompagne de celles de son frère ou des gens présents au moment de la prise, comme Jen Frost, artiste peintre d’Austin au Texas, où Jeffrey à finalement du se réfugier pour échapper à la hausse démentielle des loyers New Yorkais. Toutes ces compositions intimes et fragiles s’ancrent en nous, et nous feront acheter des guitares, un bloc tout neuf et des crayons… The Last time I did acid I went insane, petite flamme anti-folk qui réchauffera notre coeur le soir, blottis dans les refuges que nous saurons gagner quand l’heure sonnera de notre siècle naissant.