Tom : Comment se passe l’écriture ? Qui compose ?

Johan : Pour l’essentiel, c’est moi qui compose, et les processus d’écriture peuvent être assez variables. Je peux composer de manière « classique », au piano, avec des accords, des mélodies, puis des paroles. Mais il m’arrive aussi d’élaborer des séquences sur des machines, qui pourront servir de base à la construction du morceau. Dans ce cas, c’est l’électronique qui contraint l’écriture, et non quelque chose de prémédité en termes d’accords et d’harmonies. The Mechanical Eardrum est né ainsi. Je m’amusais avec un synthé Oberheim, et ça a produit cette séquence qu’on entend sur l’introduction. Tout le reste s’est progressivement greffé sur cette base. Il en va de même pour Alephant. En revanche, Existential Suit a été composé de manière rapide, main gauche au Moog et main droite à l’ARP, assez rapidement. Dans certains cas, je fais appel à des bouts de morceaux d’une minute que j’ai en stock, j’essaie de les assembler et de les relier par des transitions. Dans ce cas, il s’agit plutôt de collages, comme sur Coodooce Melopoia. Cette chanson est composée de parties isolées, issues de différentes tentatives, différents brouillons que j’ai assemblés. Parfois la composition part d’intentions sonores, et un son particulier m’impose une certaine direction.

Tom : Comment se greffent les autres membres du groupe dessus au niveau des idées ? Parce que dans ce processus, tu es donc tout seul ?

Johan : Je compose généralement les trames des morceaux. Je propose aux membres du groupe une première mouture déjà élaborée en termes d’accords, de mélodie de voix principale, avec quelques idées d’arrangements et de structures. Il manque les guitares, les batteries et éventuellement la basse. Rien n’est composé à la guitare, nous sommes vraiment un groupe qui écrit aux claviers, donc plutôt de l’école Beach Boys que Rolling Stones, pour prendre une image.

Jérémie : Si ce n’est que dans les premiers disques des Beach Boys, les guitares ont encore un côté assez conventionnel, alors qu’il y a un voeu dans Dorian Pimpernel d’écrire des parties plus inattendues. A titre d’exemple, il n’y a pas de guitares rythmiques sur le disque, à part un peu de folk, assez classique, sur A Drowsy Waltz. La guitare est un arrangement, un synthétiseur parmi d’autres, traité de manière résolument non-rock. Même les parties plus classiques jouées en arpèges continus auraient pu être interprétées par un autre instrument. La guitare est avant tout choisie pour sa texture.

Tom : Et pour les paroles ? C’est toi Johan qui les écris aussi ?

Johan : Oui, c’est moi qui m’y colle aussi ! On n’écrit pas des chansons au sens strict, je veux dire par là que le texte ne prime pas sur la mélodie. Généralement, je compose la mélodie de voix avant même de placer des mots dessus. Il n’y a jamais eu, dans Dorian Pimpernel, de texte préexistant qu’on aurait mis en musique. La ligne de voix est un arrangement parmi d’autres, au sens où la voix est très « instrumentalisée ». Nous ne cherchons pas à produire de grands effets de voix, avec des cris ou des trémolos, mais superposons des couches très droites, brodées, voire contrapuntiques. Notre écriture a plus à voir avec la Renaissance ou le Baroque qu’avec le Romantisme !

Laurent : On peut dire que c’est le jeu de la construction, le soin apporté à l’enchevêtrement des instruments, voix incluses, qui prime sur l’expression des affects, le dévoilement de l’intime. La subjectivité se manifeste nécessairement, souvent inconsciemment, au moment de l’écriture ; la progression des accords en porte l’empreinte indélébile. Tout le travail consiste ensuite à gommer l’effusion lyrique par un travail sur l’écriture des arrangements et le choix des timbres.

Hadrien : En termes de mixage, la voix a fait l’objet d’un important traitement, au même titre que les synthétiseurs, avec du phaser ou du space echo. Nous ne cherchons pas à produire des voix qui sonnent trop « naturel », ce qui est finalement assez peu commun dans le format pop traditionnel. La voix est vraiment traitée comme un instrument, et non comme le véhicule d’un message clair, littéraire, sociologique ou politique à délivrer.

Laurent : On pourrait imaginer que cela ait tendance à neutraliser l’émotion. Pourtant, il me semble que certains morceaux, en dépit du glacis des arrangements et  de la pudeur du chant, produisent un frémissement particulier. Drowsy Waltz, avec son murmure océanique et son voile d’inquiétude, est un morceau réellement poignant.

Hadrien : Nous pouvons échapper au côté larmoyant ou grandiloquent par une certaine rigueur harmonique, puisque l’harmonie à elle seule suffit à exprimer des sentiments, sans doute davantage qu’une intention volontaire, appuyée, tirant sur la corde sensible de façon grotesque ou pathétique. On est dans une construction harmonique, dans les mathématiques de l’émotion… Michael Paul Stavrou, l’ingénieur du son de George Martin, a publié un livre sur les techniques d’enregistrement et de mixage, et parlait de cette caractéristique particulière de certaines voix, le « Bolan buzz », en référence à la voix de Marc Bolan. C’est ce buzz qui donne du grain à la voix, l’aigu Lennon qui racle la gorge, qui est très beau et qui est assez rare. Beaucoup d’émotions peuvent passer par ce biais-là, et j’y suis très sensible. Les timbres de Dorian Pimpernel sont généralement très médiums, assez acides, jamais très clairs, comme les guitares de Jérémie, toujours pleines de fuzz, de distorsion. Dans notre disque, il y a une recherche de la saleté, d’un grain, d’une épaisseur. Nous avons eu la chance de mixer sur une table analogique, avec un gain de saturation. Nous en avons mis sur toutes les pistes et finalement tout l’album est très saturé, même si ce n’est pas forcément sensible à la première écoute. Le disque est rempli de médiums perçants, jamais criards néanmoins. Mais tout s’est fait naturellement, l’alliage du timbre de voix de Jérémie et les synthétiseurs de notre studio. Ce qui est remarquable, c’est qu’aucun instrument acoustique n’a été utilisé pour l’enregistrement du disque. Encore que le Wurlitzer soit très présent dans l’album, si tant est qu’on puisse vraiment le considérer comme un instrument acoustique. Tout le reste est fait avec des synthétiseurs, des instruments complètement électroniques et électriques. Pourtant, le rendu final a quelque-chose d’assez électro-acoustique.

Il y a une certaine méprise sur notre musique

Tom : Il y a la batterie, et la basse…

Hadrien : Oui mais la batterie est toujours mélangée avec des éléments de boîte à rythmes, et certains morceaux n’ont pas de batterie. Nos boîtes-à-rythmes datent essentiellement des années 1960 et 1970. Il s’agit en réalité de synthétiseurs, avec des oscillateurs qui interagissent. Lorsque certains sons ressemblent à des instruments d’orchestre, il s’agit généralement d’échantillons réalisés avec de vieux samplers, filtrés, salis et retraités. Un cliché récurrent chez les groupes de pop est le « retour aux sources », avec l’usage de pianos, de cordes, de cuivres ou des hautbois. De notre côté, les cordes et les vents sont joués au Variophon, un synthétiseur de la fin des années 1970, dans lequel il faut souffler pour produire un son.

Johan : Le Variophon simule des saxophones, des trombones, des tubas ou des clarinettes. Il a notamment été utilisé par Mark Hollis. C’est un instrument incroyable, toujours à la lisière du vrai et du faux, du simulacre et de la chose. Il s’inscrit dans notre démarche, assez « anti-vérisme ». Je crois que Jean Cocteau, dans ses films, préférerait imiter le bruit du tonnerre avec de la tôle, plutôt que d’enregistrer un vrai tonnerre. C’est un peu la même démarche dans notre cas, lorsqu’on fabrique des parties de violons avec de vieux samplers 12 bit, qui crachotent et sont assez sales, alors qu’on pourrait très bien appeler des violonistes et les enregistrer. De la même manière, les sons de clavecin sont produits par un instrument électronique de 1966, le RMI Rock-Si-Chord, qu’utilisaient notamment les Beach Boys.

Hadrien : Notre volonté n’était pas de faire un son de clavecin, mais de faire le son de cet instrument-là.

Jérémie : Il y a une certaine méprise sur notre musique. Du fait qu’elle est très composée, nous sommes systématiquement associés à des musiciens finalement très naturalistes, qui cherchent à refaire les Zombies quarante ans plus tard. Nos compositions peuvent renvoyer à cette image, peut-être, mais nos orchestrations ne sont pas prisonnières du rétro, leur horizon est bien plus large.

Johan : Effectivement, nous sommes nourris par ce type de démarche, mais par bien d’autres choses aussi. Il y a, chez Dorian Pimpernel, un véritable travail du son, du timbre, de recherche de textures spécifiques et d’un monde sonore particulier. Nous ne cherchons pas à obtenir tel ou tel son, millésimé 1967, 1972 ou 1980, mais passons un certain temps à pousser les boutons de nos machines pour rechercher des sonorités nouvelles.

Laurent : C’est exactement ce que faisaient les Allemands au milieu des années 1970 ; avec cette différence que nous pouvons inclure des instruments beaucoup plus récents. Nous ne frappons d’aucune exclusion a priori un instrument qui aurait été conçu après l’âge d’or ! Encore une fois, seul compte pour nous le critère du timbre et la séduction qu’il exerce sur nos oreilles.

Johan : En termes de traitement des sons, nous sommes beaucoup plus proches d’Harmonia, voire même de Kraftwerk, que des Zombies.

Jérémie : Sauf que c’est chanté, et dans un format pop.

Tom : Et plus ramassé…

 Johan : Oui, il se passe pas mal de choses dans nos morceaux, en deux minutes trente, ce qui n’est pas du tout 70s.

Laurent : Oui, les allemands dilataient les mêmes péripéties sonores et mélodiques sur un quart d’heure…

Johan : J’ai des tonnes de disques où les choses se passent très lentement, avec deux accords en un quart d’heure. Je suis très sensible à ce genre de partis pris, mais ce que nous faisons n’a rien à voir du point de vue de la construction formelle. De nombreux accords, sur très peu de temps, et beaucoup de choses qui s’entremêlent.

Jérémie : Et c’est en cela que nous nous rattachons à l’école de la fin des années 1960. Alors que notre musique va plus loin, et ailleurs.

Hadrien : En tout cas, ce serait bien qu’on commence à comparer notre travail au BBC Radiophonic Workshop, davantage qu’aux Zombies. Nous sommes autant dans la pure recherche sonore que dans la recherche pop.

Johan : Il faut vraiment distinguer la composition en termes de structures et l’approche sonore. Les choses les plus intéressantes en deux minutes trente ont été produites entre 1967 et 1968. Les artistes pop étaient généralement très cultivés musicalement, et ils se sont libérés de nombreuses chaînes imposées par les contraintes formelles de la pop music antécédente. Il y a quand même un fossé entre les Beach Boys avant et après Pet Sounds, entre Rubber Soul et Sergent Pepper. Le fait que ces albums, qui sont de véritables ovnis au sein de l’industrie du disque, aient pu marcher commercialement, est lié à des effets socio-politico-économiques complexes. Un disque comme Sgt. Pepper, ou plutôt son équivalent contemporain, serait strictement inconcevable aujourd’hui. C’est presque mathématique : plus le nombre d’accords augmente dans une chanson, plus ses chances de succès s’amenuisent ! Il y a effectivement une sorte d’âge d’or de la pop commerciale dont nous nous inspirons en termes structurels. En revanche, en termes de sonorités, notre horizon est bien plus vaste. Si l’on parle d’influences, je ne pourrais pas ne pas mentionner Air, qui m’a profondément marqué à la fin de l’adolescence. En tant qu’artistes français cherchant à faire une musique exigeante et un tant soit peu délivrée des convenances commerciales, Air était très libérateur : ils chantaient essentiellement en anglais, en digérant pas mal d’influences, pour les intérioriser et en faire quelque chose de personnel. Avant cela, la pop ambitieuse n’existait pas vraiment en France.

Jérémie : Du moins celle-ci restait confinée à une niche microscopique, sans droit de cité dans le paysage pop grand public. Je pense à Bertrand Burgalat, Louis-Philippe, Katerine, qui étaient là depuis assez longtemps déjà.

Hadrien : Il y a eu Elli et Jacno au début des années 1980 et puis il y a eu plus de dix ans de fatigue, de perte.

Johan : Mais c’est une exception. Elli et Jacno ont été incompris en leur temps, récupérés par le Club Dorothée et Nesquik.

Jérémie : Commercialement, Jacno n’a jamais dépassé un certain stade, à part Rectangle et quelques petits accidents, et c’était plutôt l’angle musique de pub. C’est parce qu’il y avait Oum le Dauphin ou Quicky que les gens l’ont acheté en masse. Mais c’est une exception, et le reste de la discographie est beaucoup moins connu. Amoureux solitaires a marché grâce à Lio, mais, pendant longtemps, personne n’a vraiment clamé que ce type de chanson, limpide et superficielle en apparence, avait un réel intérêt musical et esthétique, il me semble. C’est toute l’ambiguïté de la « bubblegum pop ».

Laurent : C’était un visionnaire, dont les enseignements ont connu un impact très différé…

Tom : Vous ne vous donnez pas trop le droit à l’erreur, à l’accident dans tout ça…

Johan : Il n’y a pas d’accident au sens où il n’y a pas d’improvisation. Tout est très cadré, c’est évident. Mais des accidents sonores peuvent arriver, des choses qui ne tournent pas tout à fait comme elles devraient, des accidents de timbres ou de textures. Parfois certaines choses ne marchent pas comme elles devraient, et c’est beau en l’état : certaines saturations, certains impairs commis par les machines. L’accident a sa place dans notre musique, mais pas en tant qu’improvisation ou accident du jeu : le hasard naît des dérapages du mécanisme. Nous nous situons du côté de Steve Reich, plutôt que de John Cage. Nous avons une volonté de contrôle du processus de A à Z. Le hasard peut survenir de fait, mais il est accepté pour ses qualités plastiques. Chez nous, le hasard n’est pas beau en tant que concept, en tant que pensée philosophique, en tant qu’idée, il est beau parce qu’il est présent matériellement. C’est du hasard matériel.

Laurent : Un peu comme au cinéma, lorsqu’une fausse teinte survenue lors du tournage ou un accident au moment du développement créent une ombre, un reflet, un changement de luminosité sur un plan et lui apportent une dimension plastique à laquelle on n’aurait jamais songé.

Johan : Oui, il s’agit plus du médium que de l’intervenant humain. C’est beau de garder un écho à bandes qui se met à disjoncter, qui va s’enrayer et donner un son un peu dégueulasse et magnifique en même temps.

Tom : Comment Dorian Pimpernel est né, comment vous êtes-vous rencontrés ?

 Johan : J’ai commencé à faire des démos dans mon coin, tout seul. Je pensais pouvoir tout faire par moi-même, y compris chanter et jouer de la guitare. A l’époque, je m’étais acheté une guitare Danelectro des années 1960, et je me suis retrouvé face à mes limites très rapidement, puisque je ne suis pas guitariste. Je ne savais pas vraiment chanter non plus, si ce n’est en faisant du sous Syd Barrett, mais très faux. J’ai donc commencé à chercher un guitariste.

Jérémie : Johan m’a abordé une nuit, dans un bar, en me disant qu’il cherchait un guitariste. Pour moi, il avait cette réputation de petit minet un peu déguisé, l’attirail mods au milieu d’un truc indie plus normalisé. Et puis je suis venu chez lui pour écouter les démos, j’étais un peu intimidé, je le trouvais un peu bizarre. Et je me suis dit : « c’est fou parce que j’entends du Stereolab, du High Llamas, ces choses-là, dans ces trois ou quatre démos ». Or à l’époque, quand il y avait des petites annonces pour des groupes en France, on avait vite fait le tour des sous Nirvana, Radiohead, Jeff Buckley… et c’était le haut du panier. J’avais donc vite abandonné l’idée de jouer avec qui que ce soit.  On a commencé à faire des essais à la guitare, ça se passait plutôt bien. A un moment, j’ai dû proposer de faire un choeur. Visiblement, Johan a plutôt bien aimé ma voix. Comme lui-même a une voix intéressante, mais pas très juste, il a assez naturellement décidé que je serais la voix principale. Je me suis donc retrouvé chanteur, bien que je n’écrive pas les paroles, ni vraiment les mélodies. Au départ c’était donc un projet en duo, uniquement studio, qui visait à enregistrer de bonnes démos, et ça a duré presque deux ans sans la perspective d’en faire quelque chose, de faire des concerts, etc.

Johan : Oui, au départ, les morceaux étaient enregistrés avec une boîte à rythme, dans une perspective un peu Young Marble Giants : quelque chose d’assez minimaliste, mais qui s’est rapidement avéré plutôt riche en termes d’arrangements, d’harmonies, d’instruments. Et Hadrien est arrivé dans le groupe par l’entremise d’une amie commune.

Hadrien : Je prenais Johan pour le dernier des petits cons, avec sa tenue de minet mods. Il est venu vers moi un soir, au Planète Mars, rue Keller. Avant même de me dire bonjour il m’a dit « Ça te dirait de faire la première partie des Seeds ? », « Ben oui d’accord OK ». Et après cela, il s’est barré. Il m’a envoyé les démos, et j’ai trouvé ça très bien. J’avais 19 ans à l’époque, j’écoutais beaucoup Pavement et Sonic Youth. J’avais entendu parler de Stereolab, écouté Emperor Tomato Ketchup, mais je n’étais pas du tout investi là-dedans. J’ai découvert White Noise, Broadcast, The United States of America grace à Dorian Pimpernel. A l’époque, je jouais avec le chanteur d’I Love Ufo, qui était très intégriste, dans le registre guitare, énergie rock, noise. L’aspect synthétique, froid, très calme, très beau et en même temps très malsain de Dorian Pimpernel a été un choc, le choc des synthés. Johan était finalement plus qu’un minet habillé en costard.

Jérémie : On a fait notre premier concert avec une formation de huit musiciens, au Zèbre de Belleville, à l’invitation de Barbara Carlotti. Comme nous faisions plus de bruit  et que nous étions plus nombreux, elle a eu l’élégance de nous faire jouer après elle. Après son concert, elle a dit : « Maintenant je vous laisse avec Dorian Pimpernel ». On a eu de la chance, les gens sont restés. Pour notre second concert, nous avons fait la première partie des Seeds. La problématique était différente : on jouait avant un groupe mythique et devant un public de fans de garage pur et dur qui attendaient sans doute quelque chose de plus viril en première partie. Il y avait donc une pression assez particulière.

Johan : Hadrien nous a donc rejoint à cette période-là. Quant à Laurent, on s’est connu sur le tournage de Mods de Serge Bozon. Puis on s’est recroisé à de nombreux concerts et autres événements culturels.

Laurent : Nous avions à peu près les mêmes goûts : les Beach Boys, Left Banke, Pink Floyd, Robert Wyatt. Ça suffisait. Nous n’étions pas légions, à cette époque, à revendiquer ces influences. Certes, Bertrand Burgalat, Stereolab, les High Llamas étaient passés par là et défendaient fièrement les couleurs ; mais ça restait un courant assez confidentiel, qui créait justement des liens quasi-immédiats entre fidèles de la même chapelle. On échangeait deux ou trois noms de groupes, avec la même ferveur secrète, et on se comprenait comme si on s’était connus de toute éternité ! Un peu comme ces membres éloignés d’une confrérie, qui se reconnaissent instantanément, à un simple regard, quand ils se rencontrent. Je pense qu’après Jacno, le culte pour la pop baroque et le rock bubble gum a été entretenu secrètement par une poignée d’adeptes éclairés et isolés, tels Bertrand Burgalat, Michka Assayas, Sean O’Hagan ou Tim Gane, et a miraculeusement ressurgi sous une forme neuve, au moment même où des musiciens plus jeunes comme Mehdi Zannad le découvraient tout éberlués, tel un continent encore vierge ou en jachère. Pour en revenir à nous, l’intégration de Benjamin Esdraffo dans le groupe s’est faite très naturellement. Benjamin est un ami très proche, avec lequel je partage la plupart de mes goûts musicaux et cinématographiques. Je lui ai proposé de nous accompagner, et il a accepté – parce qu’il ne pouvait pas refuser ! Le dénominateur commun entre Johan, Benjamin et moi-même, c’est donc bel et bien Mods, le film de Serge Bozon ; une oeuvre – et un titre – qui prédisposent à ce type de connivence profonde et secrète !

Dorian Pimpernel est un mouron dorien

Tom : Qui est Dorian Pimpernel ? Je le vois comme un misanthrope, comme un prince Eric dans sa tour, un peu comme Jacno dans le clip de « Rectangle »… 

Johan : Misanthrope, personne ne l’est pas, au moins un petit peu, dans le groupe. Sauf peut-être Hadrien, qui aime ses semblables parce qu’il est communiste. Il faut comprendre que Dorian est un adjectif, et non pas un prénom. Cela renvoie au mode dorien, qui remonte à la Grèce antique. Platon en parle dans La République. Le nom du groupe joue donc sur l’ambiguïté du mode dorien et du prénom Dorian. Et la pimpernel est une fleur, le mouron, ce qui évoque indirectement la mort. Dorian Pimpernel est donc un mouron dorien.

Laurent : En tout cas, Dorian Pimpernel est un jeune homme archaïque. En dépit du côté délicat et gracile attaché à son nom, il  a quelque chose d’immémorial, d’antique. C’est une fleur ancienne et maladive, échouée par erreur dans la modernité.

Johan : Si c’était un personnage, je pense qu’il serait assez désabusé. Les convictions se transforment aisément en désillusions.

Laurent : Il me semble que sa musique donne quelques indices de son caractère. Un poil neurasthénique, avec de grands yeux clairs, écarquillés et ahuris.

Johan : Et les paroles aussi. Quand on me parle de légèreté ou de naïveté, il faudrait que les gens lisent les paroles parce qu’elles sont parfois vraiment à se flinguer !

Laurent : Elles fournissent un portrait en creux de ce Dorian, c’est certain.

Tom : Des choses comme “Dear Ovlar you feel so lonely, now you realise your life is trite.” sur Ovlar E

Jérémie : Celle-là était le plus ouvertement inspirée du mode d’écriture de Ray Davies, elle n’est peut-être pas représentative parce qu’elle est plus ancienne que les autres.

Johan : Il y a vraiment des thèmes communs dans les chansons du disque : les illusions perdues, la déception, la révolte contre la médiocrité, contre la victoire des médiocres, qui est un trait dominant de notre société.

Laurent : Ce qu’il y a de beau sur la pochette c’est que le personnage a les yeux clos, il semble en proie à une illumination intérieure plutôt qu’à un émerveillement devant le monde. Et le côté livide, impavide et poudré du visage renvoie à la blancheur esthétique, à la neutralité affective, à la grande rêverie délavée et diaphane dont on parlait tout à l’heure.

Tom : Votre disque préféré, en tout cas un grand disque mésestimé, inconnu ?

Hadrien : Fugu 1 de Fugu.

Johan : Méconnu : The Zarjaz, La Leggenda Del Block.

Jérémie : Denim On Ice de Denim, qui n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous faisons, si ce n’est une certaine fragilité dans l’interprétation. C’est l’un des rares disques que je n’ai pas cessé d’écouter régulièrement depuis sa sortie en 1996. Une perfection à tous les niveaux.

Johan : Un disque mésestimé à l’époque : Work and non Work de Broadcast, que j’avais acheté en solde à la Fnac, à la fin des années 1990, pour 40 francs. Personne n’en voulait !

Laurent : Des morceaux isolés, de préférence, des îlots perdus. Break away, des Beach Boys, Cosmologia de Piero Umiliani, Cosmogony de Paul Lemel,  I only have eyes for you des Flamingos, Industrie spatiale de Robert Hermel, Piano Strokes de John Baker, I talk to my room de Nirvana (le groupe anglais des années 1960), que sais-je…

Jérémie : À partir d’un certain âge, j’ai tendance à ne plus me passionner pour la nouveauté, et à me reposer sur les genres musicaux que j’aime. Nous écoutons également beaucoup la musique de notre entourage. Je suis fier de côtoyer les gens que je considère comme faisant la musique la plus brillante, que ce soit Julien Gasc ou Mehdi Zannad. On a également rencontré Laetitia Sadier, et joué en première partie pour elle.

Johan : Il faut aussi dire que Mehdi et Julien font des choeurs sur notre disque, et que ce sont des gens qu’on aime, dont on admire le travail. Le premier disque de Julien, Cerf, biche et faon, est une vraie merveille, et les albums d’Aquaserge, son groupe, sont d’une grande finesse et d’une grande complexité. Nous sommes tous fans de Mehdi Zannad, et attendons avec impatience une réédition de Fugu 1.

Jérémie : Nous avons également rencontré Bertrand Burgalat, qui nous avait fait l’amitié de composer un arrangement de cordes sur notre premier disque, Hollandia. Ce sont des gens dont on écoutait les disques il y a 10 ou 15 ans pour certains, et je n’aurais jamais pensé qu’on s’approcherait autant d’eux. Après, je n’arrive jamais à savoir quelle est la part de subjectivité : est-ce que tu aimes leur musique parce que tu les connais, et donc tu écoutes plus attentivement ? Dans le cas de Cerf, biche et faon, c’est l’un des meilleurs albums que j’aie entendu depuis des années et des années.

Laurent : J’admirais Mehdi avant même de le rencontrer, ce qui se produisit un soir, par hasard, dans un club bruyant et enfumé, où nous avons parlé… du film Mods!