Entre les musiques classiques de l’Inde, aujourd’hui assez largement diffusées en Occident pour que l’on puisse en pénétrer les différents styles et les musiques mystiques de nature populaire telles que celles que nous a livrées un précédent volume de la série « Musique du Monde », Kobiyals, fakirs & bauls, le présent album vient combler un manque en s’enfonçant encore plus profondément dans le tissu social complexe du sous-continent indien. C’est ici le Karnataka, région du sud-ouest de l’Inde qui s’étend au nord et au sud de Goa, qui livre quelques-unes de ses richesses en trois volets : le premier est consacré à un petit ensemble de percussions (différents tambours et tambourins joués à mains nues ou avec des baguettes, karardi, dimma kani, dolaki) qui soutient deux shehnai, les fameux hautbois des montreurs d’ours ; l’un assure seul la partie mélodique inspirée de ragas tandis que l’autre produit un puissant bourdon. Ces cultivateurs et artisans se réunissent pour jouer le soir pour le plaisir et sont invités aux mariages, dans les processions de rue ou en diverses occasions de réjouissances publiques. Tournoiements âpres et obsédants du shehnai sur la battue de percussions sourdes rehaussées de cymbalettes de cuivre : on est au cœur de ce qui put inspirer John Coltrane s’acheminant vers sa dernière manière. L’emportement est plus physique que spirituel, les rythmes simplifiés, les sonorités violentes, la saturation acoustique engendrée par le bourdon confèrent une rudesse certaine à ces musiques populaires dans lesquelles on retrouvera des traits de la musique carnatique, mais aussi une ambiance point éloignée de certaines musiques d’Afrique du Nord.

L’ensemble de plus de trente comptines et chansons enfantines enregistré dans deux écoles rurales du Karnataka en langue kanada fait contraste en nous emmenant dans cet espace paradoxal, proche et lointain à la fois, où le temps et la géographie jouent une troublante partie de colin-maillard. Car ces voix de l’enfance, nous les connaissons bien. Ce sont celles de nos enfants, la nôtre même dont nous gardons encore la mémoire. Timides ou décidées, fanfaronnes ou appliquées, elles semblent échapper aux déterminations culturelles. Et l’on se surprend à sourire lorsque l’on reconnaît les exercices de numération dans une langue si lointaine, les parallélismes des comptines, les ruses amusantes de textes de circonstance : pour les vacances, pour se débarrasser d’un importun, s’en moquer ou critiquer ses parents. Leurs équivalents nous sont familiers, intimes. Tout à coup, la musique de ces rimes apparaît comme une commune mesure possible pour pénétrer autrement, par effraction, dans les musiques d’une culture tant étrangère.

Aussi, le dernier volet de cet album composite mais point arbitraire constitue-t-il une surprise totale en présentant une musique saisissante que nous sommes pourtant tentés de mettre en rapport avec quelques développements récents de la musique occidentale. Deux serviteurs du temple dédié à Yellamma, déesse guérisseuse qui draine les foules chaque pleine lune, chantent leurs couplets de dévotion accompagnés par d’étranges instruments, sommaires mais entêtants. L’un d’eux gratte l’unique corde de l’ektari pour produire son unique note sur un rythme implacable tandis que l’autre tire du chaudiki, un petit tambour ouvert sur lequel résonne une corde courte tendue au milieu de la peau et dont on peut modifier la tension, des sons aigus et mobiles évoquant à la fois ceux des tablas et des tambours d’eau. La puissance de cette musique tout acoustique et « primitive » évoquera celle d’une certaine techno tout en manifestant une source possible de la musique minimaliste.

Outre l’aperçu qui nous est donné sur des traditions peu fréquentées de l’Inde, ces trois approches différentes mais complémentaires nous embarquent dans un voyage vertigineux qui ne cesse de questionner la position de l’auditeur. Ballotté dans le ressac des cultures, il découvre, au cœur d’un univers radicalement étranger, des éléments familiers sur lesquels il pose en retour un regard neuf.

Karadi Mazalu : M. B. Ittannavar, C. M. Ittanavar (tambour karadi, tabla), H. B. Bajantri, M. B. Bajantri (shehnai), B. M. Gadekar, M.S. Hadapad (dimma), I. B. Badami (dimma, kani), S. I. Gurannavar (tala), Y. R. Annigeri (dolaki) – Comptines enfantines : Enfants des écoles de Saundatti et de Huli – Chants dévotionnels à Yellamma : Makbul Jogi (vcl, ektari), Yellappa Jogi (vcl, chaudiki).