Prenant l’exact contre-pied des censeurs sérieux qui voudraient faire de leur art une chapelle tragique où l’on irait se perdre en recueillements silencieux, Horace Silver, 70 ans sonnés, tombe à point nommé pour nous rappeler que le rire est à la fois le propre de l’homme et l’une de ses dispositions les plus marquées : au titre de ce nouvel album répond la dédicace, laquelle honore « the great Thomas « Fats » Waller, a master pianist, composer, vocalist, entertainer, and humorist ». Enregistré en décembre dernier à New York, il constitue le premier témoignage discographique des travaux du vénérable pianiste avec une jeune formation dont les membres sont, aujourd’hui, ses compagnons réguliers : un quintet au sang neuf et aux goût prononcé pour ces mélodies simples et balancées qui, il y a bientôt quatre décennies, marquèrent l’avènement du hard bop, en réponse aux raffinements feutrés et leucodermes prisés par une autre frange de jazzmen.

Si le nom de Ryan Kisor, trompettiste entendu, notamment, aux côtés de Steve Swallow, est connu de l’amateur, il en va différemment de ceux du contrebassiste John Webber, du batteur Willie Jones III et du ténor Jimmy Greene, qu’il conviendra d’ailleurs de retenir. Le jeu d’équilibriste et de rythmicien du pianiste sont certes pour beaucoup dans l’originalité des neuf morceaux du disque, le mordant de Ryan Kisor appelant en outre une distinction, mais la prestation de leurs comparses, quoique discrète, est tout à fait honorable ; regrettons simplement que ni le mixage ni, vraisemblablement, sa propre volonté, n’aient mis un peu plus en avant les baguettes de Willie Jones III, dont les rares mais savoureux coup d’éclats mettent en appétit.

Parmi les neuf compositions originales (toutes signées par Horace Silver), dont six, bien qu’instrumentales, sont agrémentées dans le livret de paroles de son cru (florilège : « When I girl says I’m not satisfyin’ – She’s lyin she’s lyin » ; « Gloria, it’s not Alice or Victoria – Gloria, you give me a heart attack – Gloria, now if your guy will let me borrow ya – He will soon find out that I won’t give you back », etc.), notons une Mama suite particulièrement originale qui, en trois mouvements, décline, avec force schémas explicatifs, la gamme des goûts en fait de dames : dans l’ordre, Not enough Mama, Too much Mama et Just right Mama
Sans surprise mais agréable à l’écoute, cet album tient ostensiblement des sixties musclées que le pianiste contribua, pour beaucoup, à rendre inoubliables : tempo soutenu, unissons des cuivres, soli brefs et incisifs (la durée des morceaux oscille entre quatre et six minutes), thèmes chantants au possible ne laissent pas de doutes sur la marque de fabrique. La réserve relative des musiciens de ce groupe le prive sans doute de la pêche qui aurait rendu cette fantaisie funky pleine d’élan plus colorée et éclatante.

1) Satisfaction Guaranteed – 2) The Mama suite Part I : Not enough Mama – 3) Part II : Too much Mama – 4) Part III : Just right Mama – 5) Philley Millie – 6) Ah-ma-tell – 7) I Love Annie’s fanny – 8) Gloria – 9) Where do I go from here ? (toutes compositions par Horace Silver)
Horace Silver (p), Ryan Kisor (tp), Jimmy Greene (ts), John Webber (b), Willie Jones III (dm). Enregistré les 17 et 18 décembre 1998 à New York