On aurait tort de réduire Holly Herndon à son cerveau. C’est pourtant terriblement tentant: doctorante en recherche électro-acoustique numérique à Stanford, elle poursuit avec Platform les investigations conceptuelles de son précédent Movement. Après avoir mis en forme son amour du laptop comme forme la plus achevée de machine musicale, vient ici le temps de l’ambivalence. Sur Platform le discours se fait parfois inquiet (Home et son adresse à la NSA) et les voies explorées se démultiplient. Les voies et les voix, car désormais Holly ménage par le chant une porte d’entrée physique à son champ d’expérimentations virtuelles. Sans pour autant viser le domaine du mainstream massif (l’album est d’une folle ambition conceptuelle), Holly devient holistique et chante littéralement les vertus liantes des nouvelles technologies, dans une perspective futuriste où connecter n’est pas un vain mot. Le titre de l’album revoie d’ailleurs au concept développé par le designer Ben Singleton selon lequel construire le futur consiste à mettre au point une plate-forme ouverte, partagée et utilisable par tous plutôt que d’imposer une utopie pré-conçue.
Mais Platform est loin d’être l’exposé musical d’une théoricienne, et si le résultat enchante l’oreille, c’est d’abord parce qu’il propose une ébouriffante synthèse de vingt ans d’electronica, des disques Warp Records après lesquels courait le Thom Yorke circa Kid A aux artefacts de Raster-Noton (pour l’exigence artistique) ou Macintosh Plus (pour la popitude geek débridée). La musique de Herndon est pensée, mais elle est aussi rêveuse et incarnée, à l’instar des merveilles de son homologue de San Francisco Kaitlyn Aurelia Smith. Surtout, ses morceaux s’expriment la plupart du temps à travers les épiphanies que ménagent leurs structures mouvantes. C’est le cas dès Interference qui joue à chat avec la pulsation isochrone – un groove surgit, s’en va, revient de biais – et Chorus en tire le meilleur. De ce morceau on pourrait écrire, à la manière d’une vidéo virale: « ce qui se passe à 2min 03s va vous ETONNER ! », et de fait difficile de ne pas être cueilli par la forme de révélation qui s’y épanouit. Révélation encore avec Unequal, tout en vocaux triturés mais néanmoins charnels, et qui procède d’une dimension liturgique, reliant un futur déjà présent à un passé immémorial au parfum d’éternité. Morning Sun et Locker Leak se chargent ensuite de propulser les expériences mises en place dans une dimension plus pop.
Abstraites ou figuratives, se déploient de petites narrations au fil des morceaux, qui voient Herndon explorer son disque dur et son browser comme un ingé son arpenterait la rue en quête de field recordings. Petits bouts de vidéos s’entrechoquant avec des rythmes sortant d’on se sait où, boucles se déployant en spirales, alternance de plages contemplatives et d’excitation nerveuse: Platform surprend sans cesse, nous laissant en éveil constant, et culmine avec le phénoménal An Exit, qui révèle à chaque écoute quinze nouveaux moods cachés.
Effectivement, Holly Herndon est en quelque sorte Lonely At The Top, comme le proclame le titre inspiré des recherches sur les réponses physiques à divers sons spécifiques qui ouvre une deuxième partie plus nébuleuse, faite de titres développant chacun son idée de l’autarcie. Le fil du pointilliste DAO peut nous échapper: avant les New Ways To Love qui referment le disque sur un appel d’air, Home, en ultime station, nous recueille. Oui, on est prêt à habiter cette maison de synapses et de silicium.