L’idée était extraordinairement séduisante : faire enregistrer à Henri Salvador le disque de bossa nova et de ballades jazz qu’il n’a jamais publié. Tordre le cou au bon nègre faut wigolé pour ressusciter le crooner surélégant, le guitariste aristocrate, ce miracle de nonchalance précise que fut le Salvador de Clopin-clopant, de Parce que ça lui donne du courage, de Dans mon île. Rendre patente la secrète parenté qui le lie à Johnny Hartmann et Caetano Veloso. Et éviter à tout prix le moindre dérapage faut wigolé.

Le résultat est évidemment décevant puisqu’il comble platement nos attentes. Les arrangements (batterie, contrebasse, guitare acoustique, cordes, orgue Hammond…) sont sobres et du meilleur goût. Les prises de son sont parfaites, restituant justement la chaleur de timbres joliment mariés. Le mixage est intelligent et souvent audacieux dans la mise en perspective des éléments des chansons. Salvador chante avec sa vieille voix d’ange déchu (un peu comme Jimmy Scott) des imitations de standards écrites scolairement par de bons élèves, sérieux mais sans génie : Keren Ann, Art Mengo. On sent qu’ils ont moulé les harmonies sur les bons bois, que le champ lexical et le ton se réfèrent à un âge d’or supposé (entre autres, par cette invraisemblable accumulation de noms de villes et de régions lointaines, visant à l’exotisme de stuc de Syracuse). Par exemple, le premier morceau, une petite bossa intitulée Jardin d’hiver, fait tellement à la manière de qu’il fait plus songer à Katerine qu’au Salvador pré-tropicaliste. C’est du bon boulot mais il n’y a rien de comparable même négativement à Le Loup, la biche et le chevalier.

Comme à l’accoutumée, il nous est autorisé de retrouver ce que la frénésie marchande du monde a piétiné, mais sous forme muséale. Je pensais à ce disque dans l’escalier sans fin du métro Lamarck-Caulaincourt. Sur une pancarte, on y lit : « cette station est en train d’être restaurée dans son style d’origine. » J’avais aux pieds une réédition de gazelles et dans mon sac un recueil de tablatures d’improvisations transcrites de Jimi Hendrix.

Chambre avec vue manque donc paradoxalement de faut wigolé. On retrouve un peu de la vie de Salvador dans la très belle harmonie vocale du morceau titre et dans le swing aboyé de Mademoiselle. Avouons même que les deux premiers et deux derniers morceaux de l’album eurent constitué un très joli bouquet. Mais à quoi bon ? C’eût toujours été nature morte, pour touristes japonais.