L’acteur et metteur en scène tunisien Fadhel Jaziri conçut d’abord un spectacle, Hadhra, en 1989, à partir de textes mystiques et de chants soufis d’Afrique du Nord. Ceux-ci composent maintenant un copieux double album. Paru au printemps dernier, il est déjà réédité. Chœurs et voix d’hommes chantent éperdument l’amour de Dieu sous toutes ses formes. Pénétrant le quotidien comme la référence ultime de tout ce qui est amour en l’âme humaine, il est avant tout possession. C’est le sens du mot « Hadhra » : la transe, par le chant et la danse. L’ambition première de Fadhel Jaziri était bien de montrer la permanence du fonds mystique, de faire toucher du doigt et de l’oreille l’actualité de cette ancestrale expression du divin, et ces 24 chants n’ont aucune peine à nous convaincre par eux mêmes de leur brûlante portée présente. La fraîcheur des poèmes, qui ont traversé les siècles comme le murmure d’une voix amie, prête aux voix leur pente pour l’essor. Certaines sont tendues, d’autres apaisées ; le timbre sauvage cède à la calme douceur et toujours le chœur répond, voix anonyme et consolatrice de la certitude en Dieu. Les plus belles plages -nombreuses- sont aussi les plus sobres, celles où sur le simple ressac des percussions formant comme une large rumeur, un cri éperdu s’articule et se plie en arabesques pour draper la louange, dire le désir d’infini qui tenaille, implorer la toute puissance bienfaitrice de l’Unique ; celles où plusieurs voix calcinées, flambantes, se relaient, de feulement en déchirure ; celles, enfin, où le chœur élève son rempart nu autour de ces forteresses communautaires de la foi.

Il est étrange, pourtant, qu’en s’appuyant sur une tradition aussi forte, on puisse céder au doute que cette musique réfute, et s’imaginer qu’introduire une contrebasse ici ou un synthétiseur là puisse apporter quoi que ce soit à l’appui d’un dire que son évidence impose très au-delà du temps et du lieu. Le comble est atteint lorsqu’un essai de swing d’une terrible maladresse passe à l’élan premier, par principe libre et non mesuré, le licol d’un afterbeat peu sûr, alors qu’ailleurs (El Béji) des syncopes naturelles assurent un balancement idiomatique autrement envoûtant. Comme souvent, en voulant parer de nouveaux atours la nudité sublime, on fait une catin d’une innocente. Ces tentatives, bien qu’heureusement limitées, laissent un arrière-goût amer avec ce soupçon qu’à la fin, le défenseur d’une cause qui n’en requiert pas sera son meilleur traître. Et si ce jugement peut paraître excessif, c’est qu’il porte plus largement sur un symptôme inquiétant : l’impossibilité « moderne » de laisser être, simplement, ce qui est.

Reste, en dépit de ces réserves, que la beauté sauvage de ces chants rejette elle-même ces scories qui n’encombreront pas une mémoire heureusement sélective.