Gorillaz, nouveau projet de Dan The Automator et Damon Albarn (Blur), vient jeter le discrédit sur les frontières entre les styles et sur une idée curieuse mais solidement ancrée qui veut que le rap n’ait rien à faire avec la pop. Et si plusieurs producteurs, à l’instar de Prince Paul, ont depuis quelques années pris le parti d’une ouverture aussi brillante que farfelue avec la production d’opus syncrétiques, au premier rang desquels on notera Handsome Boy Modeling School, Gorillaz s’inscrit dans leur continuité en élargissant la brèche, laissant présager, pour le hip-hop et pour nos oreilles, un futur éclairé.

Un saut sur l’excellent site de ces joyeux allumés nés sous la plume de Jamie Hewlett (Tank girl) nous ouvre les yeux sur le concept et la mythologie qui sous-tendent l’affaire : Murdoc, bassiste haut en couleurs, 2D, chanteur de ce combo de hip-hop futuriste, Russel, responsable du rythme de l’univers, et Noodle, une princesse âgée de 10 ans, experte ès-riffs tapageurs, ont pour mission de réveiller le monde… Déjà un sifflement aigu soulève le chapeau du producteur sous lequel bat un cerveau en ébullition.
En forme de tête d’affiche pour donner corps et sons à la troupe, le quatuor du projet Deltron : Dan The Automator, Kid Koala, Damon Albarn, forte tête de Blur et, déboulant sur le beat comme on tombe du cinquième étage (mais retombant sur ses pieds, contrairement à nous…), et Del Tha Funky Homosapien. Et puis quelques perles rares, pour élargir la palette : Tina Frantz des Talking Heads, Miho Hatori de Cibo Matto et Ibrahim Ferrer, transfuge du collectif Buena Vista Social Club, qui fait ici une apparition remarquée (Latin Simone). Nous voici donc en présence d’une étrange alchimie, d’un pont entre les styles, d’une expérience dont on risque de sortir grandi. Car si les personnages sont virtuels, le mélange, lui, est bien réel.

Indie, rock ou hip-hop ? La formule secrète consiste ici à rendre perméables les frontières qui cloisonnent les styles. Et si, dès les premières mesures, un beat binaire et funky soutenu par une basse plutôt grasse, laisse présager un album de hip-hop dans les règles de l’art, un riff électrique vient déchirer nos certitudes et semer le trouble dans cet univers qu’on croyait stable, projetant le son dans un registre plus rock. Alors on attend, en pensant que c’est là une de ces ultimes tentatives visant à réconcilier rappeurs et rockers désespérément fâchés. Mais on en est là de nos réflexions, lorsque résonne la voix résolument pop de Damon Albarn. Le doute s’installe et ne nous quittera plus. Pulvérisant les barrières, faisant fi des conventions, laissant joyeusement copuler le hip-hop avec le dub et le rock avec quelques mélopées cubaines, Gorillaz réinvente le mélange des genres.

On reconnaîtra aux architectes de ce son qui n’a pas encore trouvé son nom, et qui préfère d’ailleurs s’en passer, une finesse d’esprit dont peu d’artistes peuvent se vanter, une entorse faite au schéma classique du mélange rock/hip-hop. Gorillaz crée un mélange émotionnel, une fusion au sens plein du terme, évitant l’écueil de la juxtaposition des éléments, autant au niveau rythmique que mélodique. Les idées empruntées aux différents courants se fondent ensemble pour faire naître quelque chose de nouveau, une orchestration lumineuse qui n’est pas plus de la pop que du hip-hop, mais un style personnel échappant à toute tentative de catégorisation.

Réussite incontestable, Gorillaz n’hésite jamais à se risquer sur quelques sentiers périlleux, comme sur 5/4 qui mêle une rythmique hip-hop sauvage aux mélodies pop de la voix de Blur. Ou encore l’audacieux Tomorrow comes today qui réunit le crew au son d’un harmonica émaillé de scratches soigneusement décalés par les bons soins du Dr Koala. Définitivement fâché avec les certitudes musicales, Dan Nakamura a fait de Gorillaz un hymne écorchant les styles et brûlant les étiquettes, parvenant à faire s’effondrer ces barrières musicales qui, à force de ne pas être dépassées, se sont incrustées dans nos esprits pour devenir des barrières mentales, puissantes comme une morale musicale qu’on n’osait plus transgresser.