La découverte de Fiona Apple il y a trois ans avec Tidal fut une grande claque pour tout le monde. Sur scène, sa musique prenait encore plus de profondeur grâce à la formation acoustique jazz qui l’accompagnait. On découvrait alors une jeune fille frêle, presque maigre, petite mais dotée d’une incroyable force et d’une présence qu’on n’avait jamais vue chez une jeune femme de dix-huit ans. Il faut dire que les jeunes femmes de dix-huit ans dans le rock ne courent pas les rues !
Sans revenir en détail sur le passé en souffrance de Fiona Apple, rapprochons-là simplement de deux autres ACI (Auteures, Compositrices, Interprètes) qui nous ont aussi beaucoup touché ces dernières années. Par une simple analogie à leur passé, on a ainsi associé Fiona Apple à Tori Amos et Kristin Hersh. Toutes trois bouleversantes dans leurs textes, elle savent également faire éclater la colère qui sommeille en elles. Chacune dans son genre (piano lyrique pour Tori Amos, guitare folk pour Kristin Hersh et piano intimiste avec cordes pour Fiona Apple), elles sont, très jeunes, beaucoup trop sans doute, arrivées à une maturité que n’auront jamais les filles de leur âge que les télés nous jettent en pâture à longueur de journée.

Certes le public n’est pas le même et il est bien plus facile de saisir les « Baby, one more time » ou « Genie in a bottle » (respectivement « œuvre » de Britney Spears et de Christina Aguilera !) que le « Please forgive me for my distance, The pain is evident in my existence » de To your love ou la simplicité des mots de « No, not Baby anymore, if I need you I’ll just use your simple name » (Love ridden) ! Ce qui surprend encore aujourd’hui, c’est que Fiona Apple ait réussi à vendre plus d’un million de son premier album aux Etats-Unis ! On peine parfois à croire les Américains doués de toute la sensibilité humaine qu’il faut avoir en soi pour appréhender la musique et les textes de la demoiselle. C’est que, à nouveau avec When the pawn… (plus long titre de l’histoire de la musique et réponse à un journaliste horripilant d’un hebdomadaire musical bien connu en Angleterre), l’œuvre de Fiona Apple n’est pas facile à apprécier à la première écoute. Les sons abondent sur certains titres. On peut même se dire parfois qu’il y en a un peu trop et qu’il est difficile de distinguer la finesse des compositions. Et puis, l’attirance venant de la générosité, on se laisse glisser dans cet univers qui nous renvoie autant à Nina Simone (dans l’abondance) qu’à Roberta Flack (dans le dépouillement), à Kurt Weill -dont Fiona Apple serait sans aucun doute une merveilleuse interprète- (les cordes de On the bound) ou Morrissey, le dernier à avoir osé le coup du solo de batterie sur un album classifié « indé » ! (Limp)

De Nina Simone, Fiona Apple a aussi la voix. Encore descendue dans les graves, on ne sait pas jusqu’où elle ira, alors qu’elle est aussi capable d’une puissance incroyable (Limp). Rappelons qu’elle n’a que vingt ans, ce qui laisse augurer de qualités vocales à la… Lou Reed, Iggy Pop, Tom Waits ?
Enfin, il y a les compositions. Dans ce domaine, c’est sans arrêt le chemin du bon goût et de la finesse qu’elle nous montre. Comment peut elle livrer avec autant de facilité et de maîtrise des phrases aussi époustouflantes que sur On the bound en ouverture (les vocalises bouleversantes sur « You’re all I need »). On se dit qu’elle ne tiendra pas tout un album. Et bien si ! De même les cordes, arrangées par Van Dyke Parks sur Tidal et ici magnifiées par l’originalité du travail de Randall Brion, père (?), frère (?) du fidèle Jon Brion qui signe lui tous les instruments (jusqu’aux quelques sons électroniques sur On the bound) avec l’équipe si fine du premier album : Matt Chamberlain à la batterie et Patrick Warren aux claviers.
Autant dire qu’on ne se satisfera pas de ces chansons sur disque uniquement et que l’annulation le jour même de son concert au Bataclan n’a toujours pas été acceptée alors que beaucoup attendait cet événement dans une fébrilité non feinte.