Frédéric Chopin est un compositeur secret. Un lien particulier nous unit à lui. Est-ce à cause de l’intimité mêlée de passion de sa musique ? Elle n’est pourtant pas si facile à appréhender, cette musique. Elle offre un foisonnement harmonique, des inventions rythmiques et formelles qui dépassent tous ses contemporains. Voilà un homme moderne qui nourrit toujours l’inspiration des compositeurs au cœur du XXe siècle. Le grand public aussi le porte en triomphe et le place au panthéon aux côtés de Mozart, Beethoven et Bach. Il suffit de penser aux centaines d’amateurs qui se sont déplacés place Vendôme au soir du 17 octobre 1999 pour célébrer le cent cinquantième anniversaire de sa mort.

S’il est encore populaire en France, il est un héros national en Pologne. Il symbolise à lui seul l’âme d’un peuple. Les 19 Mélodies opus 74 caractérisent, comme les mazurkas, cette relation unique entre Chopin et son pays. L’exilé, parti à 20 ans, possédait une double culture (un père français, une mère polonaise) et avait une passion : la voix. L’amour de ses 18 ans pour la cantatrice Konstanze Gladkowska est bien connu. Il dit d’elle « avoir rencontré son idéal ». Arrivé en France, son goût le tourne plus naturellement vers les compositeurs italiens qui triomphent sur les boulevards (Rossini, Bellini, Donizetti…) que vers le dieu Beethoven. Ceux qui le subjuguent ? Giulia Grisi (créatrice des Puritains et Don Pasquale), la Pasta, la Malibran, sa sœur cadette Pauline Viardot et le « roi des Ténors » Rubini. Ces artistes furent de véritables révélations pour Chopin qui emploiera dans sa technique de composition des phrasés, des rubatos totalement inspirés par la voix.

Alors pourquoi si peu de mélodies tout au long de sa carrière ? A l’heure où les cycles de Schubert, de Liszt et de Schumann étaient en vogue, Chopin s’est contenté d’exploiter quelques poésies polonaises, alors qu’il fréquentait à Paris tous les grands écrivains romantiques (Musset, Hugo…). Il composera de courtes mélodies en guise de carnet intime. Il ne cherchera d’ailleurs jamais à les faire publier et c’est Fontana qui après sa mort édita tout ce qu’il trouva, parfois sans grand respect pour les indications manuscrites. Ewa Podles, cantatrice polonaise elle aussi, nous offre une version définitive de ces mélodies. Son timbre nous est familier depuis près de vingt ans et ne cesse pourtant de nous étonner. Inclassable. Est-ce une mezzo ou plus vraisemblablement une contralto ? Son timbre en tout cas évoque irrésistiblement celui de Marilyn Horne et dans une moindre mesure de Cecilia Bartoli. La facilité, la flexibilité et la puissance de sa voix sont remarquables. Elle s’offre pour partenaire Abdel Rahman El Bacha qui n’est pas un inconnu. Son jeu au piano est la simplicité même et n’hésite pas à se fondre avec humilité à celui de Podles. El Bacha est sans doute l’un des musiciens français les plus raffinés et créatifs actuels. Il nous a donné récemment une intégrale des 32 sonates de Beethoven ; on attend maintenant la suite de son intégrale de l’œuvre de Chopin, un monument.