Les termes « mythique », « culte » ou « légendaire » ne sont pas usurpés lorsqu’on évoque ESG (initiales d’Emerald, Sapphire & Gold), l’un des groupes les plus influents de ces trente dernières années, mais aussi l’un des plus sporadique en matière de discographie. Dix-sept ans sépare l’album Come away with ESG de la compile South Bronx story, qui précède d’un an le fabuleux Step off, sorti en 2002.

ESG, c’est avant tout une affaire de famille, celle de quatre sœurs (Renee, Deborah, Valerie et Marie Scroggins) qui grandissent dans les rues du Bronx et rêvent de suivre le destin des divas de la soul, sans pour autant savoir jouer de leurs instruments qu’une maman bienveillante leur a mis entre les mains. Qu’a cela ne tienne, elles feront de la musique a leur manière, suivant le fondement de la philosophie punk qui consiste justement a faire ce qu’on ne sait pas faire, en bravant crânement les règles établies. C’est donc au culot, et avec les moyens du bord, qu’elles se mettent a jouer un funk minimaliste au son reconnaissable entre tous. Ce sera d’abord le fameux trois titres You’re no good, signé en 1981 sur Factory et produit par Martin Hannett de New Order, suivi de près par un album sur 99records, la maison-mère de Liquid Liquid et des Bush Tetras. Tout le monde s’emballe pour cet ovni bizarrement groovy. Que ce soit à l’inauguration de l’Hacienda ou dans la playlist du Paradise Garage, en première partie de PIL ou des Clash, ESG écume les scènes sans trop se soucier de l’agit-prop et des ambitions arty affichées par l’essaim punk qui les courtise. Comptant parmi les groupes les plus samplés du monde, ESG est aussi l’un des rares groupes à avoir fédéré des mouvances musicales a priori hétérogènes tout en donnant ses lettres de noblesse a la no wave, cette mouvance artistique dont elles sont devenus l’emblème a leur corps défendant.

Remises en selle avec l’album Step off en 2002, le clan Scroggins a donc repris du poil de la bête, fortifié par de nouvelles recrues qui ne sont autre que leurs propres filles et un vieux complice dénommé Leroy Glover. Les parisiens les plus chanceux auront même eu l’occasion de célébrer leur retour sur scène a la Fondation Cartier en mai dernier. Spontanément expérimentaux, leurs morceaux squelettiques ne se sont pas étoffés avec le temps, et c’est tant mieux. Ils gardent toujours cette teneur primitive, comme si le groove etait réduit au court-bouillon, jusqu’à ce qu’il n’en subsiste que la quintessence : une voix arrogante et sensuelle qui exhorte l’auditeur a onduler voluptueusement (« It’s purely physical, baby »), soutenue par une ligne de basse aux rondeurs irrésistibles (Everything goes), des percussions hypnotiques (Insane (Tambourine mix), Gimme a blast), quelques riffs de guitare disparates et un jeu de batterie à faire passer Moe Tucker pour Manu Katché. Cette alchimie punk-funk, unique en son genre, a de quoi retourner le mojo de tout être normalement constitué. Une seule réserve, cependant : Step off voyait les soeurs Scroggins dans le prolongement exact de leur premier album, tandis que Keep on moving se distingue par une production plus aseptisée, avec le renfort d’une boite a rythmes un chouia rigide (ah, si Phil Spector ou Joe Meek étaient passé par la !). Hormis ce léger bémol, les sœurs Scroggins cassent toujours la baraque, les doigts dans le nez et avec une immuable générosité. It’s pure gold, baby.