Sur son site feuilleté, qu’elle étend amoureusement dans tous les sens depuis une éternité, Edith Frost se décrit en premier lieu comme une rollerskating enthusiast, une folle du roller. Elle parle aussi de ce qu’elle aime, de son iBook, des cowgirls, des disques qu’elle écoute (dernièrement, la yoddleuse Mary Schneider, Biosphere, ou le premier album solo de Nora O’Connor), de ses recherches sur son arbre généalogique. Elle parle aussi des livres qu’elle lit, des livres sur l’art de la productivité sans stress ou sur comment aimer les autres sans avoir envie de les contrôler. Elle se prend en photo avec ses amis. En fait, si on la regarde sous toutes les coutures, Edith Frost est un peu embarrassante.

A se perdre dans les méandres de ses préoccupations, on en oublierait même presque qu’elle fait de la musique, on en oublierait presque que tous ses albums, Calling over time, Telescopic et Wonder, wonder, nous ont tous, tour à tour, ébloui, troublé, assombri, enthousiasmé jusqu’à l’irrationnel, jusqu’à faire progressivement de l’ombre aux icônes qui ont émergé du même marasme folk : David Grubbs, Will Oldham, David Behrman. Edith Frost était alors ce joyau lugubre, fidèle à son nom glaçant (le même que celui de l’alter ego de Dylan, Jack Frost), dont on ne savait presque rien, qui chantait l’amour d’outre-tombe et assumait les fausses notes de sa voix comme personne. Progressivement, l’ancienne choriste de Gastr Del Sol a même gravi les échelons jusqu’à devenir essentielle, sans passer par la case freak comme la plupart de ses comparses folkeuses écorchées. Sans excès. Tout en gravité sourde. Son premier était froid comme le bleu, son deuxième incandescent, son troisième un miraculeux chef-d’œuvre amoureux ; ses chansons, définitivement supérieures, affleurant le classique, près des modèles des ballades stellaires de Elvis ou de Graham Parsons. Enfin, aujourd’hui, Edith Frost s’arrête, s’accroupit, brosse ses cheveux, allume la lumière. Elle sourit au photographe. Son sourire n’est pas très joli. Son quatrième album s’appelle It’s a game. Il est toujours produit par Rian Murphy, vieux compagnon, il est peu ou prou joué par les mêmes musiciens. Il est pourtant considérablement plus simple, plus gris, moins éblouissant et inventif que son prédécesseur. Il n’est plus question de miracles ni d’émerveillement. Juste de recadrage terrestre, de chansons solides. En premier lieu, on l’a dit plus haut, Edith nous embarrasse. Elle joue du flash et expose des pores, sa voix tremble jusqu’à la laideur. Elle ne parle plus d’amour éternel, juste de séparations humiliantes. La musique est enjouée, thèmes rapides ou rengaines country 50’s un peu fatiguées. La première impression est celle d’avoir affaire à une trentenaire un peu amère, forcée de livrer un disque de plus, une songwriteuse fatiguée dont on entre dans le disque comme on entre dans une salle à manger décorée façon rustique. Peut-on être plus loin de la vérité ?

Comme chacune de ses chansons aborde d’abord des petits bonheurs, un jour ensoleillé à manger des glaces, un porte-bonheur, pour mieux exposer la violence des contrecoups amoureux, Edith nous fait le coup du ressac, du retour de flamme. Elle est un peu embarrassante, un peu enveloppée, elle ne porte pas sa folie en bandoulière ou dans ses excès de voix ; elle a pourtant, dans ses zones d’ombres, dans ses vrais carnets dont elle ne parle pas sur son site violet, tellement plus à offrir que de la flamboyance, que du talent frontal. Les chansons de It’s a game ne brûlent pas en plein vol. Elles s’étalent doucement, leurs mots s’attachent doucement mais définitivement à leurs notes, distillant en même temps la mélancolie absolue qu’ils évoquent et le pouvoir puissant des mélodies. Ecoutez, réécoutez la manière dont Edith Frost chante « I gotta be a man about it… » sur What’s the use, les articulations de « Just a temporary figment of my mind… » sur A Mirage : il y a ici plus de matière à rêver et à disserter que sur tellement de disques malins et bien habillés. C’est ce qui rend l’art fabuleux d’Edith Frost si précieux. Il avance simultanément en boitant et en sautillant : d’un côté, les intentions malhabiles, mal comprises, la discrétion, les sales fringues ; et puis de l’autre, le talent d’écriture indécent, les grilles d’accord qui épuisent le coeur, les puits sans fond vers lequel ils vous poussent. On mesure l’envie de la chanteuse chicagoanne de revenir à un cahier des charges plus simples qu’auparavant, à des lignes claires (comme les dessins façon comics un peu nazes qui ornent l’intérieur du livre). On mesure son échec, aussi, à régler la focale (son sourire flou en photo, à l’arrière du disque).

It’s a game se mérite, et It’s a game n’est pas moins fabuleux que ses prédécesseurs. A l’heure des objets folk fait tendance qui se portent comme des robes au patchouli, la tête joufflue et la mine hésitante, discrète, d’Edith Frost sont salvatrices.