Après le sommet Violator, on avait un peu décroché de Depeche Mode. Redite formelle, marketing douteux (en faire des caisses sur l’addiction à l’héroïne de Dave Gahan et sur sa rédemption par la musique, c’était un peu too much), thématiques religieuses ad aeternam et emphase mégalo ad nauseam avaient eu raison de notre indulgence pour un groupe qui avait pourtant bercé nos enfance et adolescence. Vingt-huit ans après son premier album (on se fait vieux), on ne peut pas dire qu’on est plus curieux de Depeche Mode, ou alors par nostalgie (ce qui nous a décidé à les rencontrer), ou curiosité un peu malsaine pour une subversion assez bas du front, finalement (Depeche Mode a toujours joué avec une imagerie SM, la rose et ses épines, le rideau noir et le violet de la prêtrise, la culpabilité et la rédemption). Bref, voilà le douzième album studio du groupe et on n’est pas plus ébahis, quand bien même se justifie la belle carrière d’un groupe qui aura su populariser la musique synthétique, c’est-à-dire faire entrer dans la pop-culture l’art des bruits cher à Brussolo, faire passer le chant des machines propre à notre modernité, de Stockhausen à Kratfwerk, au Top 50.

Reflet tant d’une époque, les 80’s, où se démocratisait l’accès à la technologie (les premiers ordinateurs, les synthétiseurs), que d’une vision selon laquelle l’homme fusionnerait progressivement avec la machine (pour le meilleur, l’accroissement de ses potentialités, ou pour le pire, sa dépendance aux outils, son handicap comme corrélat), Depeche Mode poursuit son trip techno, entre Matrix (les hommes en noir, le salut divin par le bon usage de la technologie) et une relecture perpétuelle de l’histoire de la musique populaire (le blues, le rock, l’electro, avec leurs différents régimes d’incarnations : le guitar-hero, le showman christique, l’homme-machine). Sounds of the universe, dans son ambition rétrospective, s’il évite l’écueil du rétro-futurisme nostalgique (l’utilisation des synthétiseurs vintage n’est pas ostentatoire), tombe bien encore une fois dans le piège de la démesure propre aux groupes qui ont trop joués dans les stades et trop dormis dans des draps de soie. La plupart des chansons pourront être entendues comme des paraboles de la perdition, de la corruption, de l’enfermement : de In chains, morceau d’ouverture de près de 7 minutes (!) où la relation amoureuse se décrit sur le seul mode du lien qui attache, ligote, contraint, à Corrupt, morceau final, manipulatoire et menaçant : « I could corrupt you in a heartbeat/ You think you’re so special /Think you’re so sweet/ What are you trying / Don’t even tempt me
Soon you’ll be crying / And wishing you dreamt me ».

Le single, Wrong, à lui seul semble résumer, presque ironiquement, le miroir infernal dans lequel se mirent Depeche Mode (« I was born with the wrong sign / In the wrong house/ With the wrong ascendancy / I took the wrong road / That led to the wrong tendencies »), martelant le mot Wrong comme une sentence définitive, jugement de soi par soi, ou moquerie envers celui qui cherche sans cesse des excuses à ses seuls mauvais choix. La morale serait que chacun est justement responsable de ce qu’il est. Depeche Mode écrivent ainsi leur histoire en même temps qu’ils font partie de l’histoire, ancrant ce nouvel album dans une ambition universelle (le son de l’univers), hubris qui se reflète dans des arrangements électroniques pompiers, la voix de Dave Gahan n’ayant jamais été autant maniérée, entre testostérone de coureur de fond et lyrisme de diva gothique. Musicalement, quelques gimmicks electro-clash essaiment l’album avec trois ans de retard, tandis que le ridicule Peace (refain : « peace will come to me ») laisse imaginer un super-groupe formé par John Lennon dans son bed-in, Freddy Mercury sur radio gaga et Jean Michel Jarre sur une pyramide d’Egypte. Au moins cette chanson possède-t-elle un semblant de mélodie, quand la plupart des autres, sitôt écoutées, sitôt oubliées, semblent n’obéir qu’à la bonne vieille loi du remplissage autour de deux-trois singles. On sauvera tant bien que mal des meubles un Spacewalker instrumental qui n’aurait pas dépareillé une compilation de library music de Barry 7, ce Jezebel qui évoque presque un Scott Walker en petite forme (rappelons au passage que Jezebel est un personnage biblique, adoratrice du dieu Baal, maudite par le prophète Elie, dévorée par les chiens à sa mort) et le Corrupt final bien flippant. Au final, Sounds of the universe est assez tordu dans son maniement de vieux clichés rock’n’roll (perversion, corruption, rédemption) et vraie baudruche dans sa formulation. Corrompu, c’est effectivement ce qu’on a l’impression d’être après l’écoute du disque (bad vibes), la critique (descendre un disque n’est jamais un plaisir) et l’interview (lire notre compte-rendu). On ne nous y reprendra plus.