Lorsqu’une vague fait place à une vague plus grande, puis une autre encore plus importante, puis une multitude de vagues parallèles, on finit par parler de raz de marée. C’est un peu ce qui s’est passé avec la scène électronique française, de plus en plus cotée à l’export. Les artistes mis en avant chaque année par la hype (Daft Punk, Air, Cassius…) cachent pléthore de talents, dont le seul vrai point commun est la proximité géographique. Les groupes se connaissent, la scène est naturellement incestueuse, mais musicalement rien à voir entre Alex Gopher, Laurent Garnier ou Bosco. Hélas, toute lame de fond charriant ses déchets, il a aussi fallu subir beaucoup d’albums moyens, au point que la french touch avait presque rejoint les téléphones portables et les start-up du Net au rang de nos phobies de l’an 2000. Bref, avouons qu’on se préparait à torpiller ce premier album de Demon, pseudo de Jérémie Mondon, 22 ans, avant qu’il ne vienne polluer nos côtes. Mais halte au feu, les soutes de ce garçon contiennent quelques bonnes surprises, arrêtons donc nos images maritimes et regardons la chose de plus près.

Cet album brandit haut et fort sa couleur funky disco. Et du titre (Midnight funk) aux rares paroles déchiffrables (« feel the funk baby » sur My city) en passant par la wah-wah et les samples de cuivres pêchus, tous les ingrédients sont bien là. Mais on est pourtant aux antipodes du fonk festif et coloré, une mélancolie nocturne typiquement house recouvrant l’ensemble. Arnaque ? C’est en fait une excellente surprise, au lieu de simplement maquiller des styles passés, Demon nous en livre une relecture personnelle, en demi-teintes, autant pour remuer du bassin que pour remuer ses sentiments. Cet album schizophrène s’écoute donc à deux niveaux. Volume à fond, on trouve des tubes (Lil’Fuck, Midnight funk, ou le DMX Krew-esque Regulate) qui enflammeraient les dancefloors. Mais dans l’intimité la douceur sous-jacente de Demon nous plonge en nous-mêmes, avec une élégance qu’on comparera au groove de Sade puisqu’il la sample ici intelligemment. Sur un morceau comme Now that I have you, les gouttes de piano et les soupirs obsédants effacent typiquement le rythme pourtant très marqué, seuls restent les murmures. Mêmes sensations avec le quasi-dub My city ou Back in the daze et sa flûte qui rappelle le premier Frédéric Galliano.

Il faudrait ensuite parler du traitement des voix. Nombreuses mais filtrées, découpées, déformées, répétées, elles finissent par devenir un matériau sonore en soi, exploité avec relief sur l’intro de Streets. Déshumanisées, à l’opposé des divas très « physiques » du disco ou des effets vocoder faciles, leur utilisation instrumentale presque abstraite ne les rend pas moins touchantes. L’album, très homogène malgré ses 70 minutes, est ainsi légèrement immatériel, pas super « efficace ». C’est ce qui fait son charme, il installe des climats, plus proche en cela de Motorbass ou Superdiscount que de Cassius. De doux interludes mélangeant bruitages (hélicoptère) et musique (guitare acoustique) affirment ce penchant.

Au final, on se laisse bluffer par la maturité qu’affiche Demon, qui, même s’il joue avec les sons (et certains tics) de son époque, fusionne avec bonheur boîte de nuit et nostalgie tout en évitant la facilité. Peut-être faut-il prendre au sérieux cette femme qui parle entre la fin apparente du CD et un morceau bonus : « I’m always trying to tell people to go a step beyond entertainment… I refuse to be an entertainer, I refuse to let meaning go by »… Courageuse déclaration d’intention rabat-joie dans un milieu où l’hédonisme est maître ! Le blues électronique de ce bonhomme est en tout cas à suivre, et en attendant un nouvel épisode on se régale de ce disque pas révolutionnaire mais très attachant.