Il y a toujours quelque vanité à résumer en quelques mots vingt années de l’itinéraire artistique d’un individu. Réduire à quelques lignes cousues comme un patchwork de noms et d’expériences une « carrière » musicale aussi dense que celle de David Grubbs, c’est évidemment s’exposer à des raccourcis et s’interdire toute mise en perspective. Mais c’est peut-être ainsi, à partir de fragments de vie retracés, qu’on se fera une petite idée de la place qu’y occupe désormais Rickets & scurvy, son nouvel opus.

Vingt années jalonnées de rencontres décisives (Mayo Thompson, Tony Conrad, Jim O’Rourke) et d’influences fondatrices (le folk américain, le punk de Big Black, la pop de Van Dyke Parks, le minimalisme de Morton Feldman, l’electroacoustique de Luc Ferrari). Vingt années toutes entières nourries par l’art contemporain et consacrées à la création musicale : depuis le punk de Louisville, sa religion musicale dans les années 80 (Squirrel Bait), jusqu’à ses différentes collaborations avec le Red Krayola et Mats Gustafsson, en passant par Bastro, antichambre de son groupe le plus emblématique, Gastr del Sol (formé avec Bundy K. Brown et John Mc Entire et qu’il pilote seul avec Jim O’Rourke dès 1993). En marge de ses groupes et de ses participations éclairées (comme sur Arise therefore de son ami Will Oldham), il entame dès 1996 une carrière solo. La séparation de Gastr del Sol en 1998 en précipite le cours. Elle se partagera désormais entre productions expérimentales (Banana cabbage, potato lettuce, orange onion, Thirty-minute raven, Act five scene one) et songwriting (The Thicket, The Coxcomb, The Spectrum between).

Collection de pop songs belles et décalées, mâtinées de tropicalia (Don’t think) et de folk (A Dream to help me sleep), Rickets & scurvy est le successeur désigné de The Thicket et de The Spectrum between. Comme toujours, David Grubbs nous régale de sa signature de guitariste de fingerpicking (dès les premières mesures de Transom aussi métronomique que Thirty-minute raven) et renoue avec les nombreuses ruptures de constructions qui rappellent l’univers dadaïste du Red Krayola (The Nearer by and by). Avec beaucoup de plaisir encore, on retrouve cette voix attachante, proche de celle de Neil Young, habiter des textes toujours aussi personnels (même si l’écrivain new-yorkais Rick Moody a participé à l’écriture de deux d’entre eux), selon un phrasé heurté et le long de lignes mélodiques jumelles de celles que tracent les instruments.

Pourtant, la dynamique sonore de Transom ou de Pinned to the spot est un des nombreux indices des changements à l’oeuvre dans la musique de David Grubbs : Rickets & scurvy est en effet beaucoup plus rock et électrique que ses prédécesseurs. Sur certains titres, le musicien s’aventure plus que jamais dans les bricolages sonores qui étaient jusqu’à présent l’apanage de ses productions plus confidentielles : field recordings sur The Nearer by and by, collages concrets signés Matmos sur Precipice et Crevasse.

Lorsqu’en toute fin d’album, les paroles ambiguës de Kentucky karaoke (« Here is a prediction […] You have stories to tell. You will tell them ») se posent sur une phrase étrange de piano, la mélancolie se double d’une forme de nostalgie. On ne peut alors s’empêcher d’avoir un léger pincement au coeur et de songer à une époque révolue : celle où David Grubbs hantait les albums de Gastr del Sol, au son d’accords dissonants et répétitifs de piano (Mirror repair, Camoufleur).