A l’époque, avec la morgue faussement immodeste qu’on lui connaît, Darc avait répondu au concert de louanges qui avait suivi Crève coeur par un prometteur : « De toute façon, le prochain sera encore meilleur, sinon, je ne vois même pas l’intérêt ! ». Qu’en est-il quatre années plus tard ? Depuis, Daniel Darc, tel Katerine depuis son Robots après tout, a écrit des petites crottes pour la volaille académicienne (Thierry Amiel, Alizée, Elisa Tovati) et des trucs sans grand intérêt pour d’autres bestioles (Marc Lavoine, Tcheky Karyo). Qu’importe, on ne va pas reprocher à ces héritiers de Gainsbourg de gagner un peu d’argent en rentrant dans le poulailler comme n’a jamais hésité à le faire leur modèle : s’ils ne l’avaient pas fait, d’autres l’auraient de toute façon fait à leur place. Ni mieux, ni moins bien. Pas question de confondre vol à la tire et oeuvre personnelle. Pourtant, en octobre dernier, la sortie de J’irai au paradis, single annonciateur de ces Amours suprêmes, a transformé l’attente impatiente en relative inquiétude : un refrain faiblard, où Darc surjoue son personnage (« Quand je mourrai, j’irai au paradis / C’est en enfer que j’ai passé ma vie »), affadi encore par les choeurs mièvres de Morgane Imbeaud (chanteuse de Cocoon, qui avait déjà salopé quelques titres du beau Charles et Léo de Murat, avec les mêmes outils), le tout enrobé de sonorités néo-eighties plus cheap que retro-futuristes, dont la mélodie semblait même repiquée d’un vieux titre de bravoure de Darc, Le Seul garçon sur terre !

Mais voilà l’album tout entier dévoilé. Amours suprêmes, présenté comme « plus rock » et « moins minimaliste » que Crève coeur, se révèle pourtant sous le signe de la balade, volontiers acoustique, au moins folk rock, avec une utilisation quasi systématique du talk-over (vieil héritage gainsbourien, plutôt maîtrisé par Daniel Darc), sans grandes débauches d’effets, avec peu d’intervenants, quasi en duo Darc / Lo. Comme pour ce fameux Crève coeur, fait à la maison. Même les cordes, comme sur La Vie est mortelle, ont été faites sans ruiner Universal, avec des machines… Il y a de fort belle réussites comme Ca ne sert à rien où un Robert Wyatt de passage nuance la noirceur des propos particulièrement plombés de Darc, par des vocalises lumineuses et aériennes, sorte d’oxymoron musical parfait et véritable sommet de l’album. Suivent de peu l’astucieux Un An et un jour, où un Darc, au désespoir goguenard, annonce à celle qui le quitte que dans « Un an et un jour / Mon amour / Si personne ne t’a réclamée / Je viendrai te chercher ». Bien entendu, il ne peut s’empêcher de préciser que, lui, « le prince charmant / Désolé, il est tatoué / Et ses jeans sont déchirés ». Le spleen, lui, renvoie à ce que Darc sait faire de mieux : quelque chose tenant en peu de mots, aride, presque pauvre, juste à la frontière du rien. Plus loin, véritable voleur impénitent, Darc se fait lui-même les poches sur La Seule fille sur terre (écho au Seul garçon sur terre, mentionné plus haut), où, quelque part entre The Prettiest star, de Bowie, et Elisa, de Gainsbourg, il chaloupe sur le titre le plus badin de l’album et qui aurait fait un single autrement plus honorable et motivant pour aller vers Amours suprêmes. Peut-être le prochain ? On mentionnera encore Les Remords, seul titre un peu rock, assez électrique, de l’album, qui fait office d’opener assez efficace pour qui aime ce style définitivement judéo-chrétien (et qui rappelle, de façon inattendue, les tentatives « énervées » d’un Daho) ou ce Amours suprêmes au swing mathématique, plutôt bien senti. Les remords viennent relayer finalement « les regrets » qui ouvraient Crève-cœur (La pluie qui tombe) et on a déjà croqué le meilleur d’Amour suprêmes

Car, pour l’autre moitié des titres, on oscille entre redite (qui a dit radotage ?) comme sur ce Serais-je perdu, pâle copie du terrible Inutile et hors d’usage de l’album précédent, et promesses non tenues, comme le duo avec Bashung, L.U.V. qui consiste, là où beaucoup attendaient légitimement une rencontre au sommet, en une logorrhée de clichés rock’n’rolliens anglo-saxons (« white trash », « dead elvis », « hell fire » : on sent qu’ils ont l’intégrale de la collection Allia!) débités chacun son tour avant le refrain un brin empesé. Parlons-en, des refrains, à commencer par celui de L.U.V: répétition des mots « LOVE, L-U-V !« . Là encore, on donne dans la référence (« L.U.V. » étant le néologisme que clame une des chanteuses des Shangri-Las sur leur standard Give him a great big kiss : c’est à dire « When I say I’m in love, you best believe I’m in love, L.U.V. !! »), mais le pompon, au delà du côté à peu près aussi captivant qu’un épisode de Derrick de cette épopée clichetonnée en roue libre, c’est qu’ils n’ont même pas été foutus de prononcer correctement le « U », sur le refrain. En lieu et place du « U = you » qu’on devrait entendre dans la chanson, on récolte ce « U=ou », qui ajoute un côté v.f. se rêvant v.o . à ce titre qui, à ce que j’ai compris, ambitionnait de se situer, ni plus ni moins, dans le ton de la trilogie berlinoise de Bowie. Dans la même catégorie, La Vie est mortelle aurait pu tirer aisément son épingle du jeu, n’eût été un refrain traîne-cul, se prenant les pieds dans le tapis (« La vie est mortelle, mon amour / Bientôt viendra la fin des jours… », ok, ok…). Là où Darc avait un certain talent pour trousser des refrains efficaces, notamment dans les années Taxi Girl, Amours suprêmes le montre plutôt court, sur plusieurs titres, et recyclant / piétinant son pré carré sans grand éclat, sur d’autres. On voudrait que Darc, enfin rasséréné sur ce qu’il est en mesure de faire, puise dans cette assurance pour se « bousculer » davantage. Et il est plus question ici d’écriture que de sa vie d’homme, bien entendu. Sans doute a-t-il conscience lui-même de ce disque est à moitié réussi – donc à moitié raté, à l’image de la fameuse métaphore du verre à moitié plein ou à moitié vide – quand il déclare : « Pour la première fois, je me suis dit que l’album ne serait peut-être pas génial mais que ce n’était pas grave » ?